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Smith, faire monde avec le vivant

Entretien par Erwan Desplanques

Arts

Smith, faire monde avec le vivant

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Smith, faire monde avec le vivant

La nuit, des fils se tissent de manière souterraine.

Smith, faire monde avec le vivant

Surgit un moment dans une carrière d’artiste où la multiplication des coïncidences tient du chef d’œuvre ou du tour de magie. Troisième invité de la résidence photographique INSTANTS, après Paul Cupido et Henrike Stahl, l’artiste plasticien SMITH a découvert sur place que ses grands-parents maternels, Pierre et Michelle, s’étaient rencontrés à Château Palmer. Ce clin d’œil du passé l’a encouragé à creuser davantage les strates du présent, à scruter les ramifications secrètes du vivant, depuis la vigne jusqu’au compost, à aiguiser sa sensibilité aux fantômes et à fourbir grâce à la transe ses propres visions : chimères, tubercules-pieuvres, corps incandescents, lianes complices…

Travaillant le néon, le bois brûlé, la sculpture ou le thermogramme, SMITH célèbre la porosité du corps et la caducité des frontières. Son nouveau projet, Dami, enquête intime et psycho-géographique sur le lien, les racines et la foi, a en partie germé au milieu des vignes de Château Palmer. Rencontre en terrain familier.

© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024

Château Palmer : Que ce soit dans les vignes de Château Palmer, où vous avez été invité de la résidence INSTANTS, ou au fin fond du Pays de Galles, où vous êtes parti en reportage pour l’Œil de Palmer, vous plongez dans les deux cas, par le plus prompt des hasards, dans le berceau de vos racines familiales…

SMITH : Oui, ces coïncidences sont merveilleuses, quasi-mystiques ! Il y a un an, l’Œil de Palmer me commande un reportage sur l’île de Bardsey, au Pays de Galles. Je découvre alors que mon grand-père paternel, David Smith, jardinier britannique, est né dans un petit village situé en face de l’île. J’y vois un premier signe. Six mois plus tard, alors que débute la résidence INSTANTS, je passe rendre visite à ma grand-mère — maternelle cette fois — qui vit en Dordogne. Quand je prononce les mots « Château Palmer », je vois son visage s’illuminer. Elle me raconte qu’elle avait l’habitude d’y aller pendant les vacances lorsqu’elle était jeune. Son grand-père tenait un café à Labarde, juste à côté de Margaux. L’été, le château organisait des kermesses avec des concours sportifs pour les enfants des alentours. Non seulement elle y participait, mais c’est précisément là qu’elle a rencontré mon grand-père !

© SMITH pour Château Palmer, in L'Œil de Palmer, 2024
© SMITH pour Château Palmer, in L'Œil de Palmer, 2024
© SMITH pour Château Palmer, in L'Œil de Palmer, 2024

Château Palmer : Et cette synchronicité ne s’arrête pas là…

SMITH : Effectivement, au même moment, j’enseignais comme professeur invité au studio national du Fresnoy, à Tourcoing. Je connaissais très bien les lieux pour y avoir moi-même étudié. Le bâtiment est un ancien dancing-salle des fêtes — et c’est précisément dans son enceinte que mes autres grands-parents, côté paternel, se sont rencontrés. En moins d’un an, sans le vouloir, je me suis approché au plus près de mes origines. Ces résonances familiales sont à la fois drôles et perturbantes pour quelqu’un comme moi, qui n'a cessé de travailler sur les fantômes, les liens visibles ou invisibles avec les autres, le passé. J’ai senti que se tissait une relation intime, quasiment génétique, avec ces différents territoires. Il fallait désormais que je les explore à la manière d’un enquêteur, en laissant agir le hasard, l’intuition, l’attention aux signaux faibles. En acceptant les invitations comme autant de portails à franchir.

« J’ai senti que se tissait une relation intime, quasiment génétique, avec ces différents territoires »
SMITH
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024

Château Palmer : Est-ce de ce faisceau d’indices, de coïncidences, qu’a germé votre nouveau projet, Dami ?

SMITH : Avec Désidération (2017-2022), j’avais posé un cadre conceptuel, spéculatif, sur notre rapport orphelin au cosmos, aux étoiles, à l’infini. Il fallait maintenant que j’en passe par l’auto-expérimentation et que j’explore une dimension plus autobiographique. À mon enquête théorique s’est donc greffée une quête plus personnelle, psycho-géographique, qui allait me conduire à la terre et, à travers elle, à mes racines. Le mystère que je cherche à élucider demeure le même — les grandes questions métaphysiques, celles de la transcendance, de l’immanence, de ce qui nous lie les uns aux autres — mais je procède autrement, en me rapprochant des plantes, des animaux, des insectes, en guettant moins les messages célestes que leurs effets terrestres qui se traduisent par l’unité du vivant.

Je suis un pur produit du rationalisme, du matérialisme, du capitalisme. J’ai grandi en ville, en région parisienne, où j’habite toujours. Il a fallu que je parte en voyage au Pérou, en 2022, pour commencer à ressentir l’intimité profonde de notre lien au monde végétal. J’ai compris ce que cela pouvait signifier non seulement de vivre parmi les non-humains, de manière horizontale et respectueuse, mais surtout de vivre une véritable symbiose, où chaque partie de la relation contribue à produire un monde souhaitable, durable, vivable pour les deux. Ma rencontre avec les plantes-maîtresses fut à ce titre capitale — ces plantes ainsi nommées par la médecine traditionnelle amazonienne en vertu de leur faculté à transmettre des savoirs au travers de visions (visuelles, auditives, oniriques...) et d'intuitions. Ces plantes-enseignantes, qui ont un pouvoir de guérison essentiel, sont aujourd’hui menacées par la déforestation de l’Amazonie. Dans notre indifférence quasi-totale, aujourd’hui et de manière irréversible, des dizaines de milliers d’espèces animales et végétales sont anéanties. Certaines de ces plantes ouvrent l’esprit à des expériences physiques et spirituelles, que l’on peut qualifier de visionnaires.

© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024

Château Palmer : Ce qui est la signification littérale du mot « dami »…

SMITH : « Dami » désigne dans plusieurs langues Pano les premières images qui se manifestent lorsqu’on travaille avec les plantes visionnaires, dont l’ayahuasca. Un « curandero » — nom donné au guérisseur, à celui qui « prend soin » — vous initie dans un cadre ritualisé à l’ingestion de ces végétaux qui, en retour, selon leur bon vouloir, peuvent vous transmettre leur savoir à des fins de guérison. On communique ainsi avec l’esprit de cette liane, avec les esprits qu’elle convoque. Dans cet espace de connexion, d’hybridation puisque la subjectivité de la plante nous habite alors, on peut avoir accès à des visions, qui commencent souvent par des signaux lumineux, des images de transformation : mon bras devient branche, la branche devient serpent… Notre perception change alors radicalement : nous ne sommes plus une créature évoluant dans un environnement, comme un avatar dans un jeu vidéo, nous sommes cet environnement-même. Nous avons accès à l’unité du vivant, avec ses interactions, ses interdépendances, ses mutations, ses hybridations.

Ce que je décris n’a rien d’étrange ; la culture amazonienne traditionnelle me semble pouvoir tenir lieu de laboratoire pour le futur du vivant. Quand Sabrina Pernet, directrice technique de Château Palmer, parle de la vigne comme d’une plante sociable, en constante interaction avec son milieu, elle rejoint cette idée que si nous savons regarder les plantes, les soigner, prendre globalement soin de notre environnement, cela provoque une transformation à bien plus grande échelle. Nous sommes viscéralement liés au non-humain — animaux, végétaux, minéraux — mais il faut parfois en passer par ce type d’expérimentations pour s’en rendre compte, le ressentir dans sa chair, et peut-être modifier sa façon de vivre, en conséquence.

© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024

Château Palmer : Lorsque vous pratiquez la transe cognitive, c’est donc pour saisir et archiver ce sentiment d’unité comme de mutation ?

SMITH : Je « transe » pour étendre mon champ de perceptions, être plus sensible aux signaux infimes. J’adopte un état de conscience poreux, qui me permet de me laisser traverser, d’accueillir d’autres pensées, d’autres histoires, d’autres informations qu’en état de veille où mon ego occupe toute la place — et de les ressentir intimement. Lorsque j’ai commencé à travailler avec une caméra thermique, il y a quinze ans, je cherchais déjà à me relier à l’invisible, en observant la chaleur imperceptible qui se diffuse parmi les êtres, les interactions invisibles entre les corps et leur environnement.
Par la suite, j’ai rencontré Corine Sombrun, écrivaine et spécialiste du chamanisme mongol, qui est à l’origine de nombreuses recherches neuroscientifiques autour des états de conscience non-ordinaires. C’est elle qui m’a initié à la transe auto-induite, qui ne suppose pas l’ingestion de plantes mais un travail cognitif, une mise en condition liée à la seule volonté, pour atteindre cet état de conscience modifié. Je m’intéresse à tout ce qui aiguise nos perceptions et aide à nous rendre plus poreux, à accepter cette porosité. Nous sommes sans cesse traversés de micro éléments invisibles, de particules, d’ondes, d’hormones… qui participent à notre métamorphose permanente, quotidienne. La transe me rend plus conscient de ces rencontres, dessinant la carte heuristique d’un arrière-monde qui m’est désormais accessible.

« Je transe pour étendre mon champ de perceptions, être plus sensible aux signaux infimes »
SMITH
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024

Château Palmer : Et c’est ainsi que vous atterrissez un beau jour dans les vignes de Château Palmer ?

SMITH : Lorsque je découvre le domaine pour la résidence INSTANTS, j’ignore tout du monde viticole. Je n’ai même jamais bu une goutte de vin de ma vie ! En revanche, je sais que « vine », en anglais, signifie « liane », et que la vigne du Médoc et les plantes d’Amazonie se répondent. J’ai dormi plusieurs nuits dehors entre les ceps. Seul, en transe, j’ai cherché à communiquer avec la vigne, à écouter ses besoins. J’ai également beaucoup discuté avec Sabrina, Viviane, Émilie, qui sont pour moi les « curanderas » de ce terroir, indispensables figures de soin et de curiosité. Pendant les périodes de gel, j’ai vu les vignerons et vigneronnes se précipiter la nuit pour sauver les parcelles, protéger la plante en déployant un effort physique intense. Cet effort, ce rituel, cette discipline du corps, cette communication extrasensorielle, tout cela participe d’une forme de dévotion, d’ouverture, de foi, comme la marche à pied ou la transe.
Je pense souvent au livre splendide du philosophe Jean-Luc Nancy, L’Adoration, qui décrit une posture d’ouverture à ce qui peut advenir, cette relation physique à l’émerveillement. Il a cette formule « Ici grand ouvert » qui agit comme une invitation excédant toute adresse, un geste de foi pure, un « pari » — qui n’est pas éloigné de la foi vigneronne lorsqu’on pratique la biodynamie.

© SMITH pour Château Palmer, in L'Œil de Palmer, 2024
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024

Château Palmer : L’autre matière première et symbolique de votre travail, c’est le compost.

SMITH : La première fois que Viviane m’a montré le compost, j’ai repéré sur l’étendue noire une petite racine verte. Un tubercule de pomme de terre qui sortait de l’obscurité comme une apparition divine. Ensuite, j’ai pratiqué sous l’œil de la caméra thermique une immersion dans le compost, rituel improvisé pour me relier à ce paysage déjà habité par le passage de mes aïeux… La matière est tendre et granuleuse, comme du crumble, elle sent les fleurs, le végétal, le pot-pourri. Ce compost en phase finale dégage vraiment une odeur de sainteté ! C’est le lieu par excellence de la métamorphose, de la continuité, de la porosité entre vie et mort. C’est assez bouddhiste, finalement. Le compost est l’illustration que rien de ce qui a vécu ne meurt, mais se transforme vers une forme nouvelle. Le compost produit de la chaleur en permanence, libère de l’énergie, on le voit très bien à la caméra thermique. Ce ne sont pas des déchets mais de la matière vivante — le cœur de la biodynamie.

© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024

Château Palmer : Vous aimez citer la phrase de Donna Haraway : « Nous sommes tous du compost… »

SMITH : Dans Vivre avec le trouble (2020), la philosophe américaine évoque les relations d’interdépendance entre espèces camarades au sein de ce qu’elle nomme le « Chtulucène », c’est-à-dire le grand tout, la terre qui fonctionne en « sympoïèse », forte d’alliances naturelles et d’un équilibre environnemental à préserver à tout prix.
Le compostage est une pratique qui consiste à transformer les déchets biologiques en un terreau riche en nutriments. Haraway reprend métaphoriquement l’idée du compost pour envisager une histoire post-humaine de notre planète : elle préfère au concept de post-humanisme celui de « post humus », suggérant la nécessité de nous relier aux sols de la terre, proposant de nouvelles manières de « faire monde », de vivre ensemble sur cette planète — en nous compostant harmonieusement.
Je partage cette vision que je tâche de transmettre à travers mes images. A Palmer, j’ai photographié les vignes qui se nouent entre elles, on perçoit la chaleur qui se transmet entre les plantes. J’ai aussi photographié les animaux, notamment un cochon qui semble se transformer en fougère, par les réseaux veineux qui se dessinent sur ses oreilles. Sur certains autoportraits dans le compost, je ressemble moi-même à une pieuvre, un tubercule ou une comète. Sur d’autres, à une créature mi-végétale mi-insectoïde… La nuit, les espèces se confondent, des fils se tissent de manière souterraine. L’énergie, le savoir et la vie circulent.

« La nuit, les espèces se confondent, des fils se tissent de manière souterraine »
SMITH
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024
© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024

Château Palmer : Votre travail artistique se déploie lui-même en un vaste système racinaire, avec ses rhizomes, ses prolongements quasiment infinis…

SMITH : J’essaie de développer des analogies. J’aime l’idée que mes œuvres communiquent les unes avec les autres par concaténations, par associations d’idées. La pensée tubercule elle aussi, semblable à un système nerveux. Mes travaux les plus récents ont fini par dessiner une toile, une constellation. La résidence à Château Palmer s’est infiltrée dans le projet Dami avant d’en devenir un agent activateur. Pour l’exposition collective Panorama présentée cet automne au Fresnoy, par exemple, j’ai créé une sculpture de mon corps en train de se transformer en végétal, m’inspirant de la forme du tubercule de pomme de terre aperçu dans le compost du château. J’ai édifié la sculpture, réalisée en 3D à partir d’une photogrammétrie, à l’endroit précis où mes grands-parents s’étaient rencontrés, sur ce lieu-racine. La posture du corps, saisi en lévitation, rappelle l’iconographie des extases chrétiennes, de Thérèse d’Avila ou Joseph de Cupertino, tout en convoquant l’imaginaire visuel de l’exploration spatiale notamment soviétique.
Ensuite, j’ai travaillé avec une Intelligence artificielle générative que j’ai nourrie de mes souvenirs familiaux : je lui ai demandé de traiter ces images comme du compost naturel. On voit donc mes souvenirs se détériorer au cœur de la sculpture ; non pas pourrir mais se transformer en lumières, en éclairs, en feux follets…
En marge des photographies prises pendant la résidence, je réfléchis à créer une autre sculpture, peut-être en partant de sarments et souchettes de vigne que Sabrina a recueillis pour moi, et qui ressemblent étonnamment aux fulgurites dont je fais collection : un type de roche qui se forme lorsqu'un éclair frappe du sable. Cette œuvre répondrait à l’élévation du « Monsieur Patate » du Fresnoy, en racontant l’incarnation des éléments célestes dans la terre, nos corps, minéraux et végétaux, « grand ouverts » au vivant.

© SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024

Photographie © SMITH pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2024

Biographie

Né en 1985 à Paris, SMITH est artiste-chercheur, diplômé de la Sorbonne en Philosophie, de l’école de la Photographie d’Arles, du Fresnoy - Studio National des Arts Contemporains, et Docteur en Étude et Pratique des Arts (PhD, UQAM - Montréal). Troublant les genres, les disciplines et les formes, SMITH propose des œuvres curieuses, au sens étymologique de « cura » : curiosité et soin à l’égard du monde qui nous entoure, du terrestre et du céleste, des êtres humains et plus qu’humains, du visible et de l’invisible. Caméra thermique, néons, implantations de puces électroniques ou de météorites, mutations diverses et explorations d’autres états de conscience s’articulent en une œuvre fluide qui incorpore les dimensions cosmiques du rêve et de l’au-delà...