Quand la photographe Chloé Milos Azzopardi, née en 1994, n'est pas exilée sur son îlot de terre en forme de croissant de lune (L'île Saint-Denis), on la croise à Bristol, Bologne, Cadaqués, Niort, Athènes, en Crète, à Margaux ou ailleurs à l'occasion d'une exposition personnelle, d'une résidence artistique ou d'un festival photo.
Publié dans le New York Times, British Journal of Photography, Ignant ou Fisheye, son travail se déploie autour d'un imaginaire poétique et militant qui nous invite à troquer les désespérances les plus sombres par l'émerveillement, ce générateur vital de nouveaux possibles.
Château Palmer : Votre intérêt pour la photographie est-il associé à un épisode particulier de votre enfance ou est-il né plus tard ?
Chloé Milos Azzopardi : Rétrospectivement, je pense que ma fascination remonte loin. Ma mère a fait de la photo pendant une courte période. Deux ans peut-être. Elle avait conservé des négatifs et des tirages argentiques. Je devais avoir treize ans quand elle m'a montré quelques-uns de ses clichés. Je me rappelle de l'un d'eux en particulier : un escalier à Montmartre. Une photo en noir et blanc assez classique dont la surface m'avait totalement absorbée. J'avais l'impression que les noirs étaient semblables à de l’eau.
Château Palmer : Cette émotion esthétique, vous l'aviez oubliée ?
Chloé Milos Azzopardi : Je ne m'étais pas rendu compte de son importance. Je pensais que cette attraction découlait de mes années à l'école des Beaux-arts d'Angoulême. A l'époque, je peignais, je dessinais et petit à petit, j'ai commencé à utiliser un appareil photo. Au départ, c'était pour m'aider dans le dessin, mais il a pris de plus en plus de place.
Château Palmer : Quand avez-vous acheté votre premier appareil photo ?
Chloé Milos Azzopardi : A 22 ans. Un Nikon D810 sur les conseils d'un technicien de l'école. J'ai découvert plus tard que cet appareil n'avait pas besoin de bague d'adaptation. Mon grand-père photographiait des oiseaux avec un argentique Nikon et ma mère aussi. Je me suis retrouvée avec tous leurs anciens objectifs. Aujourd'hui encore, je les utilise même si certains sont un peu défectueux.
Château Palmer : Votre pratique de la photographie, vous l'avez vraiment entamée quand ?
Chloé Milos Azzopardi : En 2017, lors d'un séjour de cinq mois en Chine dans le cadre d'un échange en quatrième année de Beaux-Arts. Dans un premier temps, j'avais cette crainte : être l'énième touriste occidentale qui prend des trucs en photo qu'elle trouve un peu exotiques. Il se trouve que j'ai les cheveux très bouclés. Dans la rue, les gens s'arrêtaient, mettaient leur téléphone à 20 cm de mon visage et me prenaient en photo. J'ai compris qu'ici, le rapport à l'image était totalement différent. Je me suis dit : je vais photographier ce que je vois tout en sachant que je vais moi-même être photographiée.
Château Palmer : Des nombreuses images que vous avez réalisées là-bas, quel est le thème qui émerge ?
Chloé Milos Azzopardi : Quantité d'entre elles traitaient de résistances passives. En Chine, le temps de travail dépasse souvent les 60 heures hebdomadaires. Dans l'espace urbain, je cherchais ces moments d'opposition à cette ultra-productivité. J'avais appelé ça le « végétatif », en écho au repos végétatif des plantes, cette mise en veille, cette suspension de croissance et d'activité qui leur permet de se régénérer.
« Cela demande tellement d'énergie d'avoir un peu d'espoir »
Chloé Milos Azzopardi
Château Palmer : Il y a là les prémices d'un travail que vous allez entamer plus tard : « Les formes qu’ils habitent en temps de crise ». Je pense notamment à ces résonances entre deux espèces, ici humaines et végétales sans compter une dimension plus politique... Comment est né ce grand ensemble ?
Chloé Milos Azzopardi : J'ai beaucoup travaillé à tâtons. J'ai constitué cette série après coup. Elle se partage en plusieurs chapitres. Les deux premiers, « Kind of ghosts » et « Les formes qu’ils habitent en temps de crise », on peut dire que c'est de la recherche. Le troisième volet, « Écosystèmes », a transformé la série. C'est de la fiction. J'essaie de me projeter après le Capitalocène (concept forgé dans les années 2000 par l’écologue suédois Andreas Malm, NDLR).
Château Palmer : Un terme que vous préférez à celui d'Anthropocène ?
Chloé Milos Azzopardi : Oui, par choix politique, même si il est moins connu. On utilise Anthropocène pour décrire cette ère géologique dans laquelle on est entrée depuis la fin du 19ème siècle, mais le terme n'est pas exact. Ce sont principalement les pays « surdéveloppés » qui sont responsables des dérèglements environnementaux actuels, et non l’humanité dans son ensemble.
Château Palmer : Malgré tout, vous avez opté pour l'angle de la fiction...
Chloé Milos Azzopardi : Je ne travaille qu'avec la fiction. Je pense que cela vient de mon rapport à l'écriture. Dans cette fiction futuriste, j'essaie d'imaginer ce que pourrait être nos rapports avec les autres espèces vivantes, végétales ou animales. Je cherche de nouvelles formes de relations qu'elles soient de l'ordre du compagnonnage ou de la cohabitation respectueuse, voire amicale, en tout cas sans domination.
Château Palmer : On pourrait parler de « symbiocène » comme y invite Glenn Albrecht, ce philosophe de l’environnement australien auquel on doit aussi le mot « solastalgie »...
Chloé Milos Azzopardi : Les gens qui réfléchissent ces questions m'intéressent beaucoup. Que ce soit des artistes, des écrivains, des chercheurs... tous ceux qui essaient d'imaginer un futur qui ne serait pas dévasté. Cela demande tellement d'énergie d'avoir un peu d'espoir, de lutter contre le défaitisme.
Château Palmer : Quelle est la part de mise en scène dans vos photographies ?
Chloé Milos Azzopardi : Ça a beaucoup évolué. Avant, je flânais beaucoup dans l'attente d'un événement. Je pouvais marcher des heures sans qu'il ne se passe rien. Quand « Écosystèmes » est arrivé, j'ai commencé à avoir des images très nettes, très fortes en amont. Mais il y avait encore cette part de hasard. J'attendais que toutes les conditions soient réunies pour réaliser la photographie.
Château Palmer : De ce fait, votre travail s’inscrit dans le long cours ?
Chloé Milos Azzopardi : Il y a cette temporalité du vivant que je ne contrôle pas et qui fait que je travaille toujours très lentement. Mes images sont issues pour moitié de mises en scène et pour moitié d'éléments trouvés lors de mes déambulations photographiques. Souvent l'une et l'autre trouvent un point de rencontre.
« Il y a cette temporalité du vivant que je ne contrôle pas »
Chloé Milos Azzopardi
Château Palmer : Votre aventure à Palmer a débuté en 2022 en compagnie de Paul Cupido, premier photographe de la résidence INSTANTS. Où l'avez vous rencontré ?
Chloé Milos Azzopardi : Je l'ai rencontré en 2019 à El Bruc en Catalogne dans la résidence d'artiste Can Serrat. J'ai repris contact avec lui deux ans plus tard pour A New Nothing : un projet web de conversations à deux, basées sur des images. Quand la résidence à Château Palmer lui a été proposée, il m'a invitée à le rejoindre. Sur place, il m'a demandé de construire des choses, et notamment cette spirale en sarments dans laquelle il m'a fait marcher pendant des heures (rire). Ce travail-là m'a permis de me reconnecter avec ma pratique de l'installation. Ça m'a aussi amené aux « Non technological devices ».
Château Palmer : Une série en noir et blanc sur laquelle vous travaillez actuellement…
Chloé Milos Azzopardi : On fantasme beaucoup un futur extrêmement artificiel, virtuel auquel on pourra accéder grâce à des appareils et des dispositifs très technologiques et très gourmands en métaux précieux. La réalité, c'est qu'on aura sans doute pillé toutes les ressources naturelles avant même de pouvoir faire advenir ce futur. Si on ne peut pas le vivre, je nous imagine comme des enfants essayant de recréer ces objets tant convoités sous forme d'outils composites fabriqués à partir d'éléments naturels glanés et assemblés. On jouerait avec les symboles de ce futur que l'on a si longtemps désiré.
Château Palmer : Vous êtes revenue au Château Palmer cette année pour une carte blanche. Qu'est-ce qui vous a le plus fasciné ici ?
Chloé Milos Azzopardi : Ce sont les gens que j'ai rencontrés. J'avais l'impression de parler avec des artistes en résidence. Des personnalités très fortes, qui sont des pointures dans leur discipline, mais qui sont aussi dans une recherche constante, avec une part expérimentale qui me fait penser aux démarches artistiques.
Château Palmer : Parmi les images faites ici, quelles sont celles que vous préférez ?
Chloé Milos Azzopardi : Il y a celle de ce gros nuage fuchsia presque irréel qui arrive sur nous comme une grosse vague rose. Esthétiquement, elle est importante pour moi. Il y a aussi celle de Teddy, ce vigneron devenu éleveur qui œuvre à réintroduire des chevaux dans les vignes plutôt que des tracteurs. Il tient un miroir rond dans son dos avec la vigne qui s'y reflète. Cette photographie condense beaucoup de choses et notamment l'ambiance magique de Palmer. La forme circulaire, très présente dans la série, renvoie à plusieurs choses. Ici, elle évoque comment le travail de cette personne influence la vigne et vice-versa.
Château Palmer : Pour finir, vos sources d'inspiration ?
Chloé Milos Azzopardi : C'est très varié. Ça va d'Andy Goldsworthy, un des pionniers du Land art, à l'artiste américano-cubaine Ana Mendieta, en passant par le Belge Francis Alÿs qui fait des performances incroyables. Chris Marker pour mon rapport à la fiction et sa capacité à faire des chefs d’œuvres à petit budget. Il y a aussi le photographe grec Yorgos Yatromanolakis, qui a fait une série de nuit complètement hallucinée. Avec lui, j'ai compris que je pouvais réactiver des curiosités pour le vivant terrestre tout en ayant l'impression de découvrir d'autres formes de vie.
Entretien par Anna Maisonneuve. Photographie par Chloé Milos Azzopardi.
Chloé Milos Azzopardi
Chloé Milos Azzopardi est une artiste plasticienne vivant et travaillant sur une île à la périphérie de Paris. De ses dires, elle est entrée en photographie avec « Ecosystèmes ». Un travail pour lequel elle a été auréolée du prix « Nouvelles écritures de la photographie environnementale » décerné en 2022 par le Festival Photo La Gacilly…