Née en Allemagne en 1980 et résidant en Seine-Saint-Denis, travaillant aussi bien pour la mode que pour la presse écrite, Henrike Stahl s’est notamment fait connaître par une magnifique série photographique sur un jeune cavalier du « 93 » sillonnant Montreuil à cheval, un casque de moto sur la tête — apparition déjouant l’imaginaire stéréotypé trop souvent associé à la banlieue. Henrike aime triturer le papier (froissement, découpage) sans manipuler la réalité. Capter tout ce qui sort du cadre et tracer son discret sillon : personnages périphériques, états intermédiaires, délicatesse des marges.
Deuxième artiste invitée de la résidence INSTANTS à Château Palmer, après le Néerlandais Paul Cupido, elle capte au fil des mois le travail des vignerons avec une sensibilité complice, observe les transmissions, expérimente à son tour, plongeant littéralement ses tirages dans la terre pour faire germer des visions.
Château Palmer : Vous qui avez tant travaillé sur le paysage urbain et les habitants de banlieue, comment vivez-vous cette soudaine immersion en pleine nature, au milieu des vignes de Château Palmer ?
Henrike Stahl : L’acclimatation s’est très bien passée ! J’ai naturellement retrouvé des jeunes de banlieue, des gamins du quartier Grand Parc, à Bordeaux, formés aux travaux de la vigne. Je les ai photographiés, j’ai observé les gestes transmis, les techniques. C’est l’une des premières choses qui m’a frappée en arrivant ici : la quantité de débutants se frottant au travail de la terre, encadrés par des vignerons plus expérimentés. J’ai rapidement perçu à quel point la transmission participait d’une philosophie plus globale : à Château Palmer, ils ne fabriquent pas juste du vin, ils font grandir des personnes. Ils donnent leur chance aux plus jeunes, croient en l’apprentissage. Les jeunes ici, ce sont des bourgeons. Mon rôle consiste à photographier ces bourgeons en train d’éclore.
« Les jeunes ici, ce sont des bourgeons. Mon rôle consiste à les photographier en train d’éclore »
Henrike Stahl
Château Palmer : Ce rapport délicat à l’humain semble au cœur de votre travail depuis le début…
Henrike Stahl : L’humain, c’est ma salade. Je ne sais faire que ça, capter l’humanité qu’il y a en chacun de nous. La fragilité, l’entre-deux, les résiliences que j’observe et restitue avec la plus grande tendresse possible. Je peux aussi bien photographier ma fille Rio, qui est atteinte de trisomie 21, que des gamins de Marseille que je ne connais pas mais dont je souhaite montrer la beauté. Des gens vrais, sans artifice. Lorsque je me suis installée en région parisienne, j’ai été sidérée par le décalage entre l’image détestable des banlieues qui circulait dans les médias et la réalité beaucoup plus apaisée que je découvrais sur place. Il est très facile de photographier la violence. Beaucoup moins de frapper les esprits avec un regard doux. Je me suis dit que ce serait ma mission : rendre à la banlieue sa douceur, sans mentir, trahir ni sublimer. Mon exposition « Mon Roi », à Arles, en 2018, a été bien accueillie parce qu’elle portait ce regard à la fois réaliste et bienveillant sur des individus en marge. Cette douceur est devenue mon langage.
Château Palmer : À quel(s) artiste(s) devez-vous votre vocation ?
Henrike Stahl : J’ai grandi dans un petit village de 200 personnes en Allemagne, à soixante kilomètres de Francfort. Mes parents, qui étaient pourtant professeurs, ne m’ont jamais emmenée dans un musée d’art contemporain. J’ai donc découvert la photographie relativement tard, vers l’âge de seize ans. J’ai eu un choc en découvrant les images autobiographiques de Nan Goldin, puis celles de Wolfgang Tillmans ou de la Néerlandaise Rineke Dijkstra — ses femmes qui viennent d’accoucher, ses jeunes photographiés sur la plage, à ce point de bascule entre l’enfance à l’âge adulte. Leurs images résistent au temps car elles sont humanistes et que l’humain ne se démode jamais.
Le lendemain de mon bac, je suis donc partie à Paris, où j’ai été embauchée comme assistante-photo dans la mode. À vingt ans, je publiais mes premières séries personnelles dans des magazines puis je suis partie travailler dix ans à Berlin, ville multiculturelle par excellence, vivier créatif où toutes les barrières semblaient déconstruites.
Aujourd’hui, je reste sensible à ce regard humain, jamais trash, qui montre les marges sans jamais les stigmatiser. Je me retrouve dans le travail de photographes comme le Français Léo d’Oriano ou l’Italien Nicola Lo Calzo : ils ne cèdent pas au sensationnalisme et n’ont pas besoin de se frapper la tête contre les murs pour se faire entendre !
« Je n’aime pas encadrer mes photos, les accrocher au mur. Je préfère que l’œuvre bouge, respire, tourne sur elle-même, en miroir du spectateur »
Henrike Stahl
Château Palmer : Vous redoutez les artifices tout en créant une photographie très « plasticienne » : vous aimez jouer avec le support, le papier, vous concevez vos expos comme des installations…
Henrike Stahl : Je ne trafique pas le réel, je constate juste que lorsque je fais la photographie d’un mur en béton avec une lumière rose, ça devient beau. C’est cette beauté inattendue qui m’intéresse. Je peux jouer avec de la fumée de couleur, faire flotter les tirages dans l’eau, peindre dessus, mais je n’utilise pas Photoshop pour transformer les gens. Dans la mode, j’ai vu trop de retouches, d’effets de style ou de filtres conçus pour Instagram.
Moi j’aime travailler la matière vivante. Soigner la dimension tactile. J’essaie de mener des projets de photographie populaire qui deviennent ensuite des œuvres destinées aux musées. Pour les expositions, par exemple, je n’aime pas encadrer les photos, les accrocher au mur. Je préfère suspendre mes tirages, que l’œuvre bouge, respire, tourne sur elle-même, en miroir du spectateur.
Et si je dois fixer la photographie, notamment pour une publication en livre, j’aime organiser des diptyques ou des triptyques qui créent des ellipses ou des électrochocs entre plusieurs images. Telle est ma manière de raconter les histoires.
Château Palmer : Pour votre résidence INSTANTS, vous poussez encore plus loin l’expérimentation en plantant vos tirages dans la terre…
Henrike Stahl : À Château Palmer, les vignerons font des expériences dingues dans tous les sens et j’ai la chance de pouvoir participer à cette vaste expérimentation circulaire. J’ai pu photographier les machines, les tests qu’ils effectuent sur les plantes pour calculer le stress hydrique. Puis les hommes et les femmes du domaine : Sina, réfugié qui s’est accroché des milliers des kilomètres sous un camion pour forcer le destin et tenter sa chance en France. Ou Sofiane, qui voudrait devenir champion de boxe. Ou encore Mathis, jeune ouvrier de chai, qui a basculé de l’adolescence à l’âge adulte dans cet univers hyper exigeant.
Ensuite, effectivement, j’ai voulu étudier leur interaction avec la nature. J’ai fait flotter certains tirages dans l’eau de la Gironde. J’ai enterré des portraits là où sont enterrées les cornes des préparations biodynamiques. J’en ai placé dans du compost à soixante degrés pour observer le résultat. Je mesure l’importance du sol ici. Et l’inquiétude face à la perspective des changements climatiques. Je remarque que l’équipe de Château Palmer ne cherche pas seulement à préserver un vin, un territoire, mais aussi à protéger l’ensemble de son écosystème. Je trouve cette vision très belle et cherche à la traduire en images.
Voilà pourquoi la nature sera la principale curatrice de mon exposition. C’est elle qui décidera du sort des images. Je fais comme les vignerons : je pousse un peu la nature puis la laisse faire. C’est toujours elle qui a la main, le dernier mot, dans l’art comme dans le vin. Et c’est très bien ainsi !
« Je fais comme les vignerons : je pousse un peu la nature puis la laisse faire. C’est toujours elle qui a la main, le dernier mot, dans l’art comme dans le vin »
Henrike Stahl
Photographie © Henrike Stahl pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2023
A propos d'Henrike Stahl
Née en Allemagne en 1980 et résidant en France, travaillant aussi bien pour la mode que pour la presse écrite, Henrike Stahl s’est notamment fait connaître par une magnifique série photographique sur un jeune cavalier du « 93 » sillonnant Montreuil à cheval, un casque de moto sur la tête, apparition déjouant l’imaginaire stéréotypé trop souvent associé à la banlieue. La marge, l’entre-deux, la photographe en a fait un langage. Elle, l’Allemande, qui a longtemps oscillé entre Paris et Berlin, sans choisir de port d’attache. Elle, l’insolente, qui porte un regard aussi cru que délicat sur les territoires et les identités en transition. Chez elle, la photographie est une manière de dialoguer, de tisser des passerelles entre des mondes que la périphérie ou les préjugés tendent à éloigner. Un sillon pour rassembler, abattre des murs et défricher de nouveaux chemins de pensées.