« Photographier, c'est mettre sur la même ligne de mire la tête, l'œil et le cœur », disait Henri Cartier-Bresson. Cette même symbiose se retrouve chez Henrike Stahl, qui s'écarte pourtant de la photographie traditionnelle à travers ses expérimentations visuelles : saturation chromatique, utilisation de fumée colorée et une variété d'interventions poétiques qui ne versent jamais dans le registre de l'artifice et de l’illusion. Ses modèles, quant à eux, demeurent intacts. Car c'est dans leurs imperfections qu'émerge toute la richesse d'une grâce énigmatique et intense.
Lors de sa résidence à Château Palmer, au contact des jeunes saisonniers de la vigne originaires du Grand Parc de Bordeaux, cette beauté entre en résonance avec les incertitudes climatiques pour proposer une ode à la résilience. Le fruit de cette rencontre sera exposé tout l’été sur les immeubles et le mobilier urbain du quartier, dans une scénographie de plein air inédite.
CHÂTEAU PALMER : Quel est le point de départ de votre travail photographique ?
HENRIKE STAHL : Plus que les lieux, ce sont les rencontres humaines qui m'accrochent. Je ne suis pas une photographe de paysages, mais j’aime observer. Cette résidence de trois fois une semaine à Château Palmer était en ce sens un don du ciel. J’ai fait en sorte de sanctuariser cette temporalité, de ne pas avoir d'autres impératifs professionnels ou privés à gérer en parallèle. Je n'étais plus dans mon quotidien. Être là sans connaître personne, me promener librement, observer, c'était incroyable.
« J'ai rencontré ces jeunes, plantés là comme des fleurs des champs »
Henrike Stahl
Château Palmer : Au départ, votre résidence n'était pas du tout orientée vers les saisonniers du Grand Parc...
Henrike Stahl : Effectivement. Elle était plutôt axée sur les permanents de Château Palmer. Je les ai suivis, et assez rapidement, j'ai rencontré ces jeunes du Grand Parc, qui étaient un peu plantés là comme des fleurs des champs. Comme je viens aussi de banlieue et que je travaille beaucoup avec des personnes de ce milieu, j'ai été tout de suite attirée par eux. Et j'ai trouvé le programme d’insertion mené avec l’Académie Younus absolument génial…
Château Palmer : Comment avez-vous procédé ?
Henrike Stahl : Ça s'est fait très naturellement. Je leur ai expliqué que je travaillais sur un projet photo. Ceux qui en avaient envie pouvaient participer, ceux qui ne le souhaitaient pas n'étaient pas obligés. De mon côté, j'avais apporté des t-shirts de couleur pour les mettre à l'aise. Je leur ai promis que mes images leur seraient montrées et que si certains ne voulaient pas les voir publiées, elles ne le seraient pas. C'était un processus collaboratif. Je les ai très peu guidés, je ne suis pas trop intervenue dans leurs mouvements. J'aime capter sur le vif.
Château Palmer : Quel est leur rapport à l'image justement ?
Henrike Stahl : Comme beaucoup de jeunes de leur génération, ils ont une approche très influencée par Instagram. Pour eux, prendre une photo, c'est quelque chose d'immédiat. Ce n'est pas un travail qui se construit dans le temps, sur plusieurs mois. Il était important pour moi aussi de leur transmettre une autre perspective, de les encourager à porter un regard attentif sur leurs prises de vue. Chaque image porte en elle une certaine valeur, avec une part d'eux-mêmes à l'intérieur. Elles ne peuvent pas simplement être utilisées et bradées, comme le sont les milliards d'images qui circulent au quotidien.
Château Palmer : Qu'en est-il de leur lien avec la nature ?
Henrike Stahl : Il faut être au contact de la nature pour avoir envie de la préserver. Si l'on habite une barre d'immeubles et qu’on la côtoie moins, on va forcément lui prêter moins d’attention. C'est une question de circularité : on donne et on prend, on ne peut pas juste « utiliser » la nature. C'est ce qu’on leur apprend à Château Palmer. Je vois ces jeunes un peu comme des « bourgeons » : si on les nourrit bien, dans de bonnes conditions, ils vont évoluer vers quelque chose de différent. Leur avenir n’est pas écrit. Nous pouvons les aider à l’écrire différemment.
Château Palmer : Les photographies de ces jeunes, les considérez-vous comme des portraits ?
Henrike Stahl : Pas forcément, même si j’en ai photographié certains au pied de leur immeuble, pour montrer un peu d'où ils viennent. C'est davantage un portrait de la collaboration entre ces jeunes et les vignes, un portrait du moment qu'ils ont passé là-bas. D'ailleurs, cette résidence s'appelle « INSTANTS ».
Château Palmer : Dans ce projet, l'influence de la nature demeure significative…
Henrike Stahl : L’eau et la menace existentielle qu'elle pose ont joué un grand rôle dans ma résidence. J'ai fait flotter des tirages, laissé d'autres se décomposer dans l'humidité. J'en ai enterré certains pour les exposer aux éléments naturels, aux insectes, etc. L'idée était de les mettre à l'épreuve. Aujourd'hui, l'humanité craint la Nature et toutes ces catastrophes qui remontent à la nuit des temps. Nous avons trop pris l'habitude de gérer notre environnement en appuyant sur un bouton, en utilisant des machines et en déléguant des tâches qui, ironiquement, nous rendent plus vulnérables. C'est aussi une manière de réaliser que nous ne maîtrisons pas grand chose, ni le monde, ni le futur. Parfois, de ces accidents naît une certaine beauté. Comprendre et accepter ces défauts nous rend tous égaux. Ils sont également sources de nouvelles idées. C'est ce que je souhaite transmettre aux jeunes, ainsi qu'à mes enfants : accueillir les imperfections, les respecter, les sublimer, mettre en valeur leur bon côté.
« Il était important pour moi que cette exposition puisse se tenir sans barrières »
Henrike Stahl
Château Palmer : Les œuvres issues de cette résidence s’installeront cet été au Grand Parc de Bordeaux. Était-ce une évidence ?
Henrike Stahl : Quand on m'a demandé où je souhaitais idéalement exposer ces images, je ne les imaginais ni dans un musée, ni dans un château, ni dans un lieu d’art. J’avais plutôt envie de ramener toute cette nature juste en bas de chez eux. Il était important pour moi que cette exposition puisse se tenir sans barrières, dans un lieu ouvert, inclusif, qui ne soit pas intimidant pour eux. Il fallait en même temps l’établir de façon délicate, pour ne pas « afficher » ces jeunes, mais tout simplement les mettre en lumière.
Château Palmer : Comment cette idée s'est-elle finalement concrétisée ?
Henrike Stahl : Nous avons entrepris des démarches avec la ville de Bordeaux pour vérifier la faisabilité du projet et résoudre les contraintes techniques, car je ne crois pas qu’une telle exposition ait déjà été tentée auparavant. Ensuite, il était essentiel de respecter la volonté des jeunes concernant l'utilisation de leur image. Ce projet est également le leur. Ce sont eux qui prennent le plus de risques en se montrant devant tous les habitants du quartier ; cela demande un certain courage. Je n'ai rien voulu leur imposer. Il était très important qu'ils soient pleinement engagés à toutes les étapes du projet. Tous les jeunes ont été invités à participer à une séance de scénographie, avec pour objectif de choisir les images qui seraient affichées sur les bâches monumentales. Je pensais qu'ils ne voudraient surtout pas que leur propre portrait soit exposé ainsi, mais c’est le contraire qui s’est produit.
Château Palmer : Quel est leur intérêt pour l'art ?
Henrike Stahl : L'un des jeunes m'a confié qu'il envisageait de devenir photographe. Cet été, je lui ai proposé d'apporter son appareil et de lui donner quelques conseils. Ensuite, je ne sais pas quel est leur niveau d'intérêt pour l'art en général, ou s’ils sont régulièrement amenés à visiter des expositions. C'est pourquoi j'ai opté pour cet accrochage en extérieur, qui offre une accessibilité immédiate et dépasse les contraintes liées à la visite d'une galerie ou d'un musée. Dans des lieux comme celui-ci, exposer des images peu visibles de loin n'aurait pas eu beaucoup d'impact. L'idée était vraiment de permettre d’embrasser toutes les photos d'un seul coup d'œil, comme un grand paysage. Au total, il y en a une cinquantaine, dont environ une vingtaine de portraits. Trois très grands sur bâche, des drapeaux suspendus aux lampadaires, ainsi qu'un jeu de tirages présenté sur un bâtiment insolite construit à la fin des années 2000, la « résidence Arc-en-Ciel ».
Château Palmer : Le fruit de ce travail a également fait l'objet d'un livre au titre énigmatique : « L’arc sera parmi les nuages »…
Henrike Stahl : Dans le mythe de Noé, après le déluge, Dieu fait apparaître un arc-en-ciel dans le ciel comme signe de son alliance avec l'humanité, un symbole de paix, d'espoir et de renouveau. En regardant ces photographies, je n'avais pas du tout l'intention d'en faire une allégorie biblique, mais il y avait des résonances avec ce récit : la menace d’être inondé, l'idée de sauvegarder les espèces par paire, comme je travaille souvent en diptyque... Et l'idée de préserver certaines belles choses pour l'avenir. C'est davantage une interprétation contemporaine de l'arche de Noé, dénuée de connotation religieuse.
Entretien par Anna Maisonneuve. Photographie © Henrike Stahl pour la résidence INSTANTS, Château Palmer et Leica, 2023
Henrike Stahl au Grand Parc de Bordeaux
Après une exposition à la galerie Leica à Paris et la publication d’un livre, L’arc sera parmi les nuages, aux éditions Filigranes, Henrike Stahl a choisi d’exposer les images issues de sa résidence au Grand Parc de Bordeaux, dans une scénographie de plein air construite avec les jeunes du quartier. Cette exposition urbaine inédite sera visible librement du 3 juin au 22 septembre 2024.