Ses intuitions capitales sur la biodynamie et sa sensibilité au vivant ont métamorphosé le domaine : plantation d’arbres fruitiers et de haies, expérimentation de l’engrais vert, déploiement des animaux… Directrice technique de Château Palmer, Sabrina Pernet défend une approche holistique de la viticulture. Et couve les parcelles comme celles d’un précieux jardin.
« La vigne n’est pas un passager solitaire mais un élément du grand Tout dont il faut prendre soin. »
Sabrina Pernet — Directrice technique, Château Palmer
Château Palmer : Dans quoi s’enracine votre souci de la biodiversité et votre sensibilité à la permaculture ?
Sabrina Pernet : C’est un réflexe naturel quand on plonge dans l’intimité du terroir et qu’on commence à comprendre le fonctionnement de la plante. Chez mes parents, par exemple, il y avait un potager, un poulailler. J’ai eu la chance d’être nourrie tous les jours avec les fruits et les légumes du jardin. Nous habitions dans le Perche, en Normandie. Mes parents ne parlaient ni de maraîchage ni de production bio mais ils savaient écouter et travailler la terre.
Quand j’ai commencé mes études supérieures, j’ai pris mon premier repas à la cantine. Je m’en souviens, c’était un gratin d’épinards. J’adorais ça, en tout cas celui que cuisinait par ma mère. En comparaison, l’autre était immangeable. Le décalage était vertigineux. Comment ces plats, ces fruits, ces légumes, pouvaient-ils porter le même nom ?
Lorsque Thomas Duroux m’a recrutée pour que nous fassions progresser ensemble la qualité du vin, mon premier réflexe a été de dire : toute la vigne qui est là, sous nos yeux, nous allons la travailler à la manière d’un grand jardin. Et faire pousser le raisin comme les fruits et légumes de mes parents. La qualité s’en ressentira.
Plus tard, j’ai visité la ferme du Bec Hellouin, pionnière de la permaculture, et nous avons invité le botaniste Gilles Clément à visiter le domaine. C’est lui qui m’a sensibilisé à la « biomimétique », à l’idée que chaque geste doit tenter d’être le plus fidèle possible au mouvement naturel du végétal.
Château Palmer : Avant de vous lancer, vous avez d’abord conduit une étude approfondie du terroir. En quoi cette minutieuse cartographie était-elle indispensable ?
Sabrina Pernet : Notre priorité était d’améliorer notre connaissance du sol et d’adapter notre façon de travailler à chaque parcelle. Le profil du terroir manquait de précision, alors en 2007, dans le sillage d’une cinquantaine de fosses pédologiques, nous avons élaboré une carte de la « résistivité » en envoyant du courant électrique directement dans la terre pour mesurer la teneur en eau de chaque parcelle. Cette pratique nous a permis d’identifier avec finesse la structure des sols et d’établir des délimitations intra-parcellaires.
Puis nous avons réalisé une carte de la vigueur de la vigne, une carte de l’alimentation hydrique et azotée pour bien maîtriser la contrainte et adapter nos gestes. À l’état naturel, une vigne est une liane qui pousse le long des arbres et donne peu de raisins. Il faut un certain degré de contrainte pour la maintenir en éveil, la pousser à se concentrer sur sa reproduction et donc sur la qualité de ses baies.
À partir de cette connaissance affinée des sols, nous avons pu adapter les enherbements et fournir exactement à la vigne ce qu’il lui fallait en eau et en azote pour qu’elle donne sa pleine mesure.
Château Palmer : La biodynamie s’est-elle imposée naturellement ?
Sabrina Pernet : À l’époque, une polémique avait éclaté sur les résidus de pesticides dans les vins, y compris dans quelques grands crus classés. Il devenait urgent d’essayer autre chose, d’engager un cycle vertueux avec la vigne. Nous avons expérimenté la biodynamie sur un premier hectare, en 2009, sur la parcelle Boulibranne. Nous avons étudié les micro-vinifications, organisé des dégustations à l’aveugle. Les vins gardaient leur identité : pour Thomas Duroux, c’était déjà un pari gagné. C’est lui qui a pris les devants et proposé de convertir 100% de Château Palmer en 2014, avec l’aval des propriétaires.
Bien sûr, cette viticulture comporte des risques, qu’aucun de nous n’ignore. En 2018, le mildiou nous a fait perdre une partie non négligeable de la récolte. Notre chance est d’avoir donné naissance cette année-là à un vin hors-norme, d’anthologie. Aujourd’hui le 2018 est un millésime introuvable, qui participe à notre réputation : nous avons tenu notre engagement.
Château Palmer : La dimension plus ésotérique de la biodynamie a-t-elle toujours été bien accueillie ?
Sabrina Pernet : Nous n’avons jamais eu d’approche « religieuse » de la biodynamie. Nous sommes d’abord des scientifiques, des cartésiens. Nous expérimentons puis observons les résultats. Or nous avons assez rapidement constaté le bénéfice de notre méthode de travail sur la finesse du vin et la résilience de la vigne. Le Cours aux agriculteurs de Rudolf Steiner n’est pas très étayé sur le sujet mais certaines de ses intuitions commencent à être confirmées par la science, comme par exemple la sidérante qualité du compost extrait de bouses de vaches enterrées dans des cornes. Idem pour l’influence de la lune, que même les esprits rationnels peuvent comprendre.
J’utilise souvent la métaphore de la boussole, utilisée par Steiner. Si vous essayez de comprendre pourquoi celle-ci indique le nord, il ne sert à rien d’ausculter le mécanisme pièce par pièce : aiguille, ressorts, socle, vis… C’est en prenant de la hauteur, du recul, que vous découvrez l’influence du pôle magnétique sur l’aiguille. Le monde végétal fonctionne de la même façon : il est nécessaire d’analyser un cep de vigne de très près, la tige, les feuilles, les racines, mais vous ne comprendrez pas pourquoi on en tire un grand vin si vous ne regardez pas tout autour : les autres espèces vivantes, le rôle primordial du fleuve qui coule aux portes du domaine, l’orientation ou la structure des sols, l’importance du climat, du calendrier lunaire, de l’influence cosmique. La vigne n’est pas un passager solitaire mais un élément du grand Tout dont il faut prendre soin.
Château Palmer : Ne plus seulement travailler le raisin mais dessiner un paysage global, c’est ça le fondement d’une viticulture « holistique » ?
Sabrina Pernet : Il faut réfléchir en termes de biodiversité, de synergies vertueuses entre les animaux, les végétaux et les humains. Comme le répète Thomas Duroux, notre mission est de mettre un lieu dans un verre. Donc oui, il faut penser ce lieu sur un plan esthétique, technique, philosophique, nourricier…
Mais l’enjeu reste la qualité du vin qu’on obtiendra à l’arrivée. Nous n’avons pas planté un millier d’arbres dans les vignes dans le but de cultiver une forêt mais parce que nous savons que la vigne est une plante sociale, qui a besoin de tisser un réseau de connexions avec d’autres espèces, un lien aérien, souterrain, inter-racinaire, avec un système complexe d’échanges et de solidarités.
On sait par exemple que les arbres régulent la température du sol, écrêtent les pics de chaud et de froid, tout en formant d’extraordinaires pompes à eau naturelles. Ils structurent le paysage, attirent les chauves-souris qui chassent certains ravageurs comme les vers de la grappe eudémis et cochylis. En plus, ils donnent des fruits pour le château et la future cantine vigneronne.
En parallèle nous avons planté des haies. Du noisetier, de l’aubépine, des pruneliers. Ainsi que des aromates avec lesquels nous soignons la vigne. Du thym, du romarin, de la sauge, de la sarriette. Ou encore la féverole et la vesce, des légumineuses magiques qui fixent l’azote de l’air, la stockent dans leurs racines puis la transmettent à la vigne. C’est le principe de l’engrais vert : nous roulons ces couverts végétaux dans les rangs et cela crée une sorte de paillage qui favorise la vie organique du sol.
Château Palmer : Et les animaux complètent naturellement le dispositif…
Sabrina Pernet : Nous souhaitons devenir autonomes pour le compost. Nos vaches produisent du fumier à l’étable. Pendant ce temps-là, deux cents brebis pâturent dans les vignes, les chèvres entretiennent le sous-bois de Boston… Nous avons aussi des cochons, des poules, des oies, comme à la ferme ! Mais encore une fois, l’objectif n’est pas de fabriquer un joli décor de manière artificielle. Tout doit être réfléchi, traduire un sens profond. Nous ne sommes pas allés chercher des vaches irlandaises mais des Bordelaises, une race ancienne dont il ne restait qu’une cinquantaine de têtes en 1982. Aujourd’hui, Château Palmer est un des plus grands éleveurs français de vaches Bordelaises ! Nos cochons sont gascons, nos brebis landaises, nos chèvres pyrénéennes.
« L’objectif n’est pas de fabriquer un joli décor de manière artificielle. Tout doit être réfléchi, traduire un sens profond. »
Sabrina Pernet — Directrice technique, Château Palmer
Château Palmer : Cette approche holistique ne complique-t-elle pas le sacerdoce vigneron ?
Sabrina Pernet : À terme, elle pourrait permettre de moins intervenir sur la vigne mais c’est un investissement sur le temps long. Il y a aujourd’hui vingt-trois vignerons, contre quinze à mon arrivée ici. Nous avons gagné en précision, en efficacité. Il y a dix ans, il y avait seulement deux tractoristes qui traitaient l’ensemble du domaine en trois jours. Aujourd’hui, nos sept tractoristes peuvent traiter l’intégralité des parcelles en six heures. La fermière s’occupe du bétail, du compost. Le jardinier soigne les arbres fruitiers. La maraîchère prévoit les tisanes. Tout le monde participe de cette logique circulaire et féconde. Le territoire de Palmer est transformé. La plupart de nos vignerons sont arrivés dans une mer de vigne et travaillent aujourd’hui dans un jardin riche et florissant. Bien sûr, cela demande une vigilance de chaque instant. Nous avons tous développé un rapport affectif au vignoble. Au mois de juin, une simple averse peut suffire à me réveiller la nuit, mais c’est le prix à payer quand on défend un terroir remarquable et une viticulture ambitieuse, dont le résultat se savoure à chaque nouveau millésime.
Entretien par Erwan Desplanques. Photographie par Anne-Claire Héraud & Olivier Metzger