Voilà un demi-siècle qu'il travaille avec le vivant. Paysagiste, Gilles Clément se définit avant tout comme jardinier. Paris lui doit le parc André-Citroën et les jardins du musée du Quai Branly. Mais c'est une exposition à la Grande Halle de la Villette, en 1999, « Le Jardin planétaire », qui a durablement marqué les esprits. En inventant ce concept, Gilles Clément nous a fait prendre conscience de l'immense responsabilité qui pèse sur l'homme : La Terre est un jardin, qu'il est nécessaire de préserver. Et pour cela, il faut équilibrer les cultures et les espaces de friche, les « délaissés », ce qu'il appelle le « tiers-paysage » et qui constitue le plus grand réservoir de biodiversité.
CHÂTEAU PALMER : Quel est votre rapport au vin ?
GILLES CLÉMENT : J'aime le bordeaux ! C'est atavique. Je ne bois que du rouge, et uniquement le soir. Ma mère, bordelaise, ne voulait absolument pas du vin que mon père, qui était négociant, achetait en Algérie et acheminait en France pour le couper avec des vins du Languedoc. Il était hors de question pour elle qu'on boive un breuvage pareil ! En 1958, j'avais 7 ans, et la famille s'est installée à Oran. Deux ans plus tôt, les vignes européennes avaient gelé, et mon père parcourait le monde pour acheter du vin ailleurs que dans le bassin méditerranéen, en Argentine, au Chili, en Afrique du Sud. Un été, comme il ne savait plus quoi faire de nous, il nous a mis, mon frère et moi, sur un cargo, un pinardier, qui s'appelait Le Sahel. Nous étions les deux seuls passagers, la cabine de l'armateur était pleine de rats, et après vingt-et-un jours de navigation, nous sommes arrivés au Cap, où nous avons séjourné dans une famille, au milieu du vignoble sud-africain. Une belle aventure.
CHÂTEAU PALMER : Que vous inspire le domaine de Château Palmer ?
GILLES CLÉMENT : J'ai vu les graves qui entourent le château, et celles des châteaux voisins, cet espace ouvert, cette mer de vignes qui s'étend jusqu'au bord de l'asphalte. Dans les parcelles de Château Palmer, j'ai bien sûr remarqué l'herbe qui pousse dans les rangs. Il faudrait maintenant compléter ce travail, apporter quelques arbres ou arbustes, pour l'équilibre de l'écosystème, et aussi pour des raisons paysagères. Château Palmer a une réputation telle que si le paysage bougeait un peu, les autres se diraient : Tiens, ils laissent pousser des choses sur le bord de la route, mais pourquoi font-ils ça ?
CHÂTEAU PALMER : C'est un regard de jardinier...
GILLES CLÉMENT : En tant que jardinier, c'est l'espace de Boston, un endroit vraiment singulier, qui m'intrigue et m'attire. D'abord parce qu'il s'agit d'une clairière. Il y a, tout autour, des vignes, le boisement, la partie sauvage. Et puis une marge qui n'est pas exploitée, un espace tampon, où l'on peut envisager un tiers-paysage herbacé, c'est-à-dire l'accueil d'une diversité qui a besoin de soleil et de lumière. On peut aussi imaginer des cultures potagères, pour une production locale qui pourrait être associée au chef cuisinier japonais de Château Palmer, dont la cuisine est extraordinaire. Et puis, aux alentours du château, vers la Gironde, j'ai vu les vaches du domaine. On leur a parlé...
CHÂTEAU PALMER : Vous vous intéressez aux vaches ?
GILLES CLÉMENT : On n'a plus l'habitude de voir ce type de vaches, elles ne sont pas dans les critères de la rentabilité et de la compétitivité. Grâce à elles, Palmer peut avoir un bon compost non bourré d'antibiotiques. Dans ma Creuse, j'habite dans un endroit retiré où il semblerait qu'on ne soit pas entouré de pollueurs. Eh bien, je ne peux plus utiliser les fumiers pour mon jardin. Les vaches sont tellement traitées aux antibiotiques que, dans les bouses, il n'y a plus un seul carabe bousier. Or, ce sont eux qui décomposent la matière organique. Donc, on n'a plus de bactérie, plus rien. On ferme les yeux sur ce problème de l'utilisation des antibiotiques par les éleveurs, mais tout part dans l'eau, et va entraîner une perte de biodiversité dans une trentaine d'années qu'on n'imagine absolument pas.
CHÂTEAU PALMER : Ce problème n'existe pas dans le Médoc !
GILLES CLÉMENT : Non, le problème des régions viticoles est autre. La vigne fait partie des produits agricoles les plus traités, avec les vergers. Pour les pommes, je crois qu'il y a trente-cinq passages de chimie par an. C'est dramatique. En Mongolie, d'où je reviens, on ne peut plus consommer de pommes car elles sont dangereuses. Elles viennent de Chine, les Chinois ne peuvent les exporter nulle part ailleurs qu'en Mongolie tant elles sont polluées. Il faut sortir de cette utilisation irraisonnée de la chimie, Château Palmer va dans la bonne direction !
CHÂTEAU PALMER : Quelle expérience avez-vous des domaines viticoles ?
GILLES CLÉMENT : La première fois que j'ai vu un grand vignoble changer ses pratiques et passer à la biodynamie, c'était au Chili. Ils ont commencé par réduire la surface, puis ont délaissé les terrains plats pour les pentes, ont converti le domaine en bio puis en biodynamie, ont mis des chevaux sur ces versants. Ils se sont compliqué délibérément la vie pour revenir à une agriculture héroïque !
CHÂTEAU PALMER : Pourquoi ?
GILLES CLÉMENT : Mais parce que le vin est bien meilleur, et qu'il se vend mieux ! C'est aussi ce qu'on a compris à Château Palmer. Et ce qui est admirable, c'est que les propriétaires suivent la démarche de cette équipe. Car le combat aujourd'hui n'est plus dans la reconnaissance de l'efficacité et de l'importance de la biodynamie ou de la culture biologique en général. Cette vérité est passée dans les consciences. Il est dans l'acceptation d'un autre modèle culturel qui prenne en compte l'aléa, qui s'intéresse au moyen et au long terme. Sur le long terme, il est évident que Château Palmer gagne. Sur le court terme, il peut y avoir des accidents, et alors ? Je suis jardinier et je sais ce que signifie travailler avec la nature. On n'est pas dans une industrie, qui reproduit des objets à l'identique et à l'infini. On travaille avec le vivant, chaque pied de vigne a son comportement. Ce sont des êtres vivants. Il faut que chacun comprenne cela.
CHÂTEAU PALMER : Comment convaincre le plus grand nombre ?
GILLES CLÉMENT : Il faut répéter qu'on est en train de connaître un changement de modèle culturel et économique. Et que notre survie est en jeu ! Quel est notre modèle de convoitise ? Une autre voiture, ou un autre yacht pour les plus riches, mais pour quoi faire ? Ne vaut-il pas mieux désirer davantage de silence, moins de pollution, une qualité de paysages, un développement plus immatériel ? Il est évident, par exemple, en matière agricole, que la polyactivité va dans le bon sens. C'est une attitude du futur.
CHÂTEAU PALMER : Comment en êtes-vous venu à développer ces réflexions ?
GILLES CLÉMENT : J'ai une vision du jardin planétaire ! La Terre est un jardin pour trois raisons. La première, c'est le brassage planétaire. Le jardin est un espace où l'on commence à mettre des choses qu'on est allé ramasser là où elles se trouvaient. On les apporte et on les cultive, puis on va les chercher de plus en plus loin. Le brassage planétaire naît dans le jardin. Puis les graines s'échappent du jardin et finissent par pousser autour. Aujourd'hui, des plantes de tous les pays du monde vivent dans chaque pays, dans les limites du climat de ce qu'on appelle un biome (prairie, forêt tempérée, littoral…). La deuxième raison est ce qu'on appelle l'anthropisation. L'homme est partout sur la Planète, et même là où il ne va pas, il envoie des drones et des satellites. La dernière raison, c'est que la Terre est un enclos, la vie est limitée à la biosphère. Le mot jardin veut d'ailleurs dire enclos. Que fait-on de ces données ? Comment assure-t-on la vie du futur dans cet espace restreint ?
CHÂTEAU PALMER : Concrètement, que peut-on faire ?
GILLES CLÉMENT : Toutes les mesures prises dans le sens d'un maintien ou d'un accroissement de la diversité vont dans la bonne direction. Parce que nous dépendons de la diversité que nous exploitons. Comment fait-on pour l'exploiter sans la détruire ? Et pour restituer à l'environnement l'énergie qu'on lui prend ? Si l'on répond à ces deux nécessités, on pourra continuer à vivre. On en revient à la question du long terme. Mais si l'on reste soumis à la tyrannie de la finance, on est condamné au court terme. Les gens de Palmer ont compris l’importance de la durée. Ils savent où ils sont.
« La vie invente sans cesse. Les pratiques de la biodynamie sont à l'écoute de cette invention, du mouvement de la vie. »
Gilles Clément — Paysagiste
CHÂTEAU PALMER : On ne comprend pas toujours les ressorts de la biodynamie…
GILLES CLÉMENT : Elle fait d'abord appel à des choses assez évidentes. La logique des marées, la puissance des mouvements liés à la Lune, personne ne les conteste. On peut comprendre que la sève dans un arbre puisse être sous influence lunaire. C'est un peu plus obscur quand on commence à s'intéresser aux astres plus lointains, ou aux traitements homéopathiques avec l'eau. On ne comprend pas tout, et alors ? Expérimentalement, ça marche, et si ce n'est pas scientifiquement prouvé, c'est que ça n'intéresse pas le marché, qui ne vise qu'à maintenir l'idée de maîtrise à travers la vente de certains produits, au détriment des autres. En France, c'est une loi d'orientation agricole qui, en 2006, a frappé d'interdiction les purins d'ortie ou de prêle...
CHÂTEAU PALMER : La nature, pour vous, n'a pas livré tous ses secrets ?
GILLES CLÉMENT : Des côtés obscurs subsistent, qui participent de ce que j'appelle le génie naturel. Les plantes et les animaux ont mis au point depuis des millions d'années des processus que nous ignorons. L'intelligence des plantes, même si ce n'en est pas une au sens où nous l'entendons, leur permet de se sauver d'une prédation, ou d'avertir d'autres plantes de l'arrivée d'un prédateur. Elles utilisent l'électricité, le magnétisme, le gaz éthylène. Tout ce fonctionnement est très au point, mais on n'y connaît rien. Aller découvrir ce monde inconnu, c'est accepter l'idée que le génie naturel existe. Que ce qui a été mis au point par la nature, et nous est offert, pourrait nous être fort utile.
CHÂTEAU PALMER : Comment ?
GILLES CLÉMENT : Il faut faire en sorte de ne pas aller contre la nature, mais avec elle. La biodynamie, pour moi, se rapproche d'un jardinage du futur, qui aurait compris les mécanismes du génie naturel pour l'utiliser sans détruire la diversité. Et donc l'humanité, puisque nous sommes les premiers visés dans cette histoire, ultimes maillons de la chaîne écologique, prédateurs de la fin de cette chaîne.
CHÂTEAU PALMER : Vous accordez beaucoup de pouvoir à l’homme...
GILLES CLÉMENT : Au contraire, je suis très embarrassé par cette notion « d'anthropocène », défendue par de nombreux géologues, selon laquelle le poids de l'homme sur la biosphère est devenu la force géologique majeure. C'est intéressant, assez juste probablement, mais prétentieux. L'espèce humaine pourrait avoir l'illusion que, puisqu'elle est capable d'avoir une puissance d'ordre géologique sur la Planète, elle peut aussi tout réparer. On reste toujours dans l'idée, dommageable, de la maîtrise.
Je pense qu'il serait plus utile de prendre conscience que chaque être est relié à l'autre bout de la Terre. Et d'abord par l'eau. Lorsqu'on boit un verre d'eau, cette eau, les molécules qui la composent, a été bue déjà par des plantes, des animaux, et des humains. L'eau tombe sur la tête des riches et des pauvres de la même façon, polluée ou pas. Le verre d'eau qu'on boit nous relie à la Terre entière. Le verre de vin également...