De vigneronne entre les rangs de Boston à cheffe d'équipe au Cassena, Fany Nunes a évolué au sein du parcellaire et de la famille Palmer. Et y a construit un refuge de liberté face aux épreuves de la vie.
Elle s'échappe des rangs de vigne, et de son équipe de cœur, le temps d'une discussion sous le soleil de l’après-midi. Dans la cour du village Palmer, l’été fait une sortie timide, et Fany la vigneronne rayonne. Ses boucles d'oreille en cœur scintillent par instants : « Ma nièce les a choisies pour moi ». Au loin, les collègues la saluent, ou font le détour pour venir l'embrasser. Elle doit jouer le jeu du portrait, de l'introspection. Elle le fait avec une douceur infinie et la droiture d'une bonne élève.
Depuis deux ans, Fany Nunes est cheffe d'équipe. Elle gère cinq personnes dans les travaux de la vigne. Auprès de Kylian, Johan, Angélique, Cristina et Alex, sa mission est de « faire respecter les consignes » et de toujours faire en sorte que la journée soit bonne. « On travaille ensemble, tout le temps, on ne se sépare pas », se plaît à dire celle qui place la famille, celle de naissance comme celle du travail, en valeur suprême. Le défi du travail en équipe ? « Être irréprochable sur le suivi des parcelles. On a plus de chance de tomber sur un rang déjà fait, donc on s'applique. La vigne a besoin d'être chouchoutée ».
L’histoire viticole de Fany est intimement liée à celle des parcelles de l’îlot Boston, enclave animale et forestière de dix hectares rattachée à la propriété en 2015. La jeune vigneronne y travaillait avant que les lieux ne changent de propriétaire. « J'ai appris le métier là-bas », situe-t-elle. Dans les mois qui précèdent le rachat des parcelles, elle postule et est embauchée à Château Palmer. Elle change donc d'employeur, mais l'histoire la fait rester à Boston. Un signe, pense-t-elle alors. Quand d'autres jugent le secteur isolé, voire rude, elle trouve l'endroit apaisant. « C'est vrai que c'est plus difficile de travailler à Boston. Le lieu se mérite. Mais cette impression d'être en pleine nature, au milieu de nulle part... J'aime être là-bas, je m'y sens bien ». Elle reconnaît que le côté sauvage de ces parcelles cadre bien avec son tempérament. À Palmer, il n'y a pas que les lieux et le vin qui ont du caractère.
« C'est plus difficile de travailler à Boston. Le lieu se mérite »
Fany Nunes — vigneronne
Quand Stéphanie Nunes, dite Fany, démarre dans le vin, son patronyme la précède. « C'est un nom de gitane, un nom que l'on dévisage avant de t'envisager. J'ai une grande famille et certains se sont fait connaître pour de mauvaises choses », explique-t-elle sans détour ni excuse. Elle a alors des études de comptabilité, mais surtout beaucoup de colère en poche. À l'époque, elle est à la vigne par défaut, parce que « c'est facile, même quand on ne sait pas faire ». À 22 ans, juste avant d'intégrer les équipes de Château Palmer, elle perd sa mère soudainement. Elle doit alors s'occuper de ses frère et sœur, penser à l'avenir, devenir à son tour le pilier de la famille. « Je n'ai pas eu le temps de la tristesse, de faire mon deuil, de m'occuper de moi », balaie-t-elle. Les premières années sont houleuses : « j'avais un comportement impulsif, je me fichais de vexer les gens et de suivre les règles. Je ne voyais pas plus loin que le bout de mon rang ». Quelque temps plus tard, elle apprend qu'elle ne pourra pas avoir d'enfant. La rage qui naît des épreuves accumulées ne la quitte pas. À Boston, là où « personne ne vient nous voir, où il n'y a pas de civilisation », Fany ne se sent finalement pas si mal. « Je n'étais pas très sociable, pas très sympa. Et les gens le ressentaient… »
Puis avec le temps, elle gagne la confiance des cadres de Palmer. « J'ai toujours été touchée par Fany, avoue Sabrina Pernet, directrice technique de la propriété. Mais elle parlait mal et finissait souvent dans mon bureau. Alors je lui répétais qu'on était tous dans le même bateau ». Contre toute attente, sans doute y compris les siennes, elle se voit confier des responsabilités. Elle se pose et change de comportement. « J'ai eu besoin de m'investir et de mettre mon énergie quelque part. J'avais un but, un espace de développement », analyse-t-elle avec une pudique bienveillance.
C'est un déclic, une deuxième vie qui commence. A la tête de son équipe, elle se doit d'être exemplaire : « je n'ai pas le droit d'échouer ». Celle qui avait l'habitude de crier sa colère, se révèle douée pour le dialogue. « Elle est une très bonne porte-parole des vignerons, commente Sabrina. Si elle dit que quelque chose ne marche pas, on l'écoute. Elle est d'un bon soutien pour ses collègues et pour nous, elle joue un rôle de médiation ». « Elle est dans l'engagement, le travail d'équipe, abonde Alba, la cheffe de culture. C'est une des évolutions les plus impressionnantes que j'aie vues ». Enfant, elle voulait devenir avocate, « avoir ce charisme dingue, comme dans les séries télé américaines », rit-elle.
« Évoluer dans le respect de la nature, c'est ce qui me correspond »
Fany Nunes — vigneronne
Fany se déploie dans la confiance et le collectif. Elle reprend ses études, se lance dans un BTS Viticulture-Œnologie à distance, sur deux ans. Prise dans sa culture, « où on est respectée en tant que femme que quand on est mariée et avec des enfants », elle se découvre ambitieuse. Et elle assume de vouloir gravir les échelons. Devenir assistante cheffe de culture, puis cheffe de culture, puis une professionnelle reconnue.
En attendant, il faut une certaine discipline. Tous les soirs après la vigne, puis le vendredi après-midi, et parfois le week-end, apprendre ses cours, réviser. « Je me suis rendue compte que je savais plein de choses, sourit-elle. Mais j'apprends beaucoup aussi, sur les sols par exemple. Et Sabrina m'autorise à être un peu stagiaire au chai ». Désormais, elle comprend mieux, et apprécie davantage le vin.
Elle est aujourd'hui cheffe d'équipe du côté du Cassena. Les années Boston sont encore dans sa tête mais elle regarde avec hauteur son terrain de travail et de vie. « C'est un métier physique, on subit parfois la météo, et les douleurs peuvent arriver rapidement. Mais j'aime être ici à l'extérieur, on voit des insectes partout, des fleurs. Être au contact du vivant, évoluer dans le respect de la nature, c'est ce qui me correspond ». Elle travaille beaucoup, aime profiter de sa famille, de ses neveux et nièces. Elle ne s'accorde pas vraiment le temps de faire autre chose. Mais quand elle ne se « laisse pas distraire par un papillon », elle se plaît aussi à lire, de la fantasy, ou des classiques « pour enrichir ma culture, et parce que j'aime savoir de quoi on parle ». Elle a par exemple apprécié Orgueil et Préjugés, de Jane Austen.
« J’ai fait ma place à Palmer. C'est quelque chose que je dis avec fierté »
Fany Nunes — vigneronne
Tout au long de l'échange, Fany énumère ses chances : celle de pouvoir se permettre d'aller à l'école à 32 ans, celle de travailler en biodynamie à Palmer, la chance de mener une équipe jeune avec qui elle prend du plaisir à travailler. Et même la chance d'être petite, « un atout pour une vigneronne ! » Elle éclate d'un rire clair et espiègle. Elle a le visage presque figé de ceux qui ont beaucoup souri après avoir beaucoup souffert. Elle voudrait rester à Palmer. « J'y ai fait ma place, je me suis investie. C'est très valorisant de travailler ici, lance-t-elle. C'est quelque chose que je dis avec fierté ». Comme une étiquette qui, enfin, lui plairait.
Texte par Pauline Boyer. Photographie par Henrike Stahl & Olivier Metzger