Dans la douceur ensoleillée des premiers jours de décembre, un groupe d'une vingtaine de vigneronnes et vignerons s'affairent à la taille de la vigne, rassemblés au sein d'une même parcelle, sur quelques rangs. Scène insolite dans le Médoc, où le regard est le plus souvent arrêté par des vignerons solitaires, disséminés, ici un homme à la taille, plus loin une femme à l'acanage, et cent mètres plus loin, à la taille, un homme encore... « C'est nous, les femmes, qui avons demandé à apprendre à tailler, confie Sylvie, quatorze ans d'ancienneté à Palmer, sécateur en main. Pour avoir le salaire des hommes, il fallait faire leur travail. En 2013, on a commencé par une ou deux journées de taille par semaine. L'année suivante, on a fait une saison complète. C'est un travail passionnant, parce qu'il demande une réflexion rapide. Il faut photographier le pied en deux secondes et prendre la bonne décision… »
« C'est nous, les femmes, qui avons demandé à apprendre à tailler »
Sylvie — vigneronne, Château Palmer
Historiquement, la taille était réservée aux hommes. C’est encore le cas dans la plupart des propriétés médocaines : on y travaille à la tâche, généralement en binôme, chacun attaché aux mêmes parcelles année après année, avec des tâches spécifiques pour l'homme et la femme. En 2005, l'équipe dirigeante de Château Palmer introduit le travail en équipe et, huit ans plus tard, la mixité des tâches : « On a formé toutes les femmes à la taille. Mais aussi tous les hommes à l'acanage et au relevage, ça a un peu moins plu… », constate Sabrina Pernet. Autre avantage : « Chacun est impliqué dans la totalité du processus. Et cela nous donne une belle force de frappe. Si la vigne est précoce, il faut accélérer la taille et nos vingt-quatre vignerons s'y attellent. Car on ne peut avoir recours à des saisonniers pour un travail d'expérience ».
Force de frappe, mais aussi homogénéité ! Les anciens se souviennent du temps où chacun imprimait à sa parcelle une façon de tailler qui lui était propre, et qu'on pouvait percevoir plusieurs années après son départ. Aujourd'hui, le travail en équipe appelle un mode de taille le plus harmonisé possible d'un vigneron à l'autre.
Pour le comprendre, il faut revenir aux origines de la taille, et à la nature de la vigne. Le premier qui a taillé, dit une plaisante légende, c'est un âne. Les buissons de vigne sauvage étaient broutés par des animaux, et les hommes s'apercevaient que sur ces vignes raccourcies, les raisins étaient plus gros. Car une vigne à l'état sauvage, c'est une liane qui grimpe dans les arbres. Une « plante sociale », qui aime le contact avec les autres plantes : « Un pied pourrait couvrir un hectare ! Nous avons 10 000 pieds par hectare, chaque plan de vigne a donc un mètre carré pour s'exprimer, poursuit Sabrina Pernet. Notre métier de vigneron consiste à faire de la vigne un bonsaï, de tailler au plus court pour obtenir de beaux fruits, et, de ce point de vue, la taille médocaine est très performante. »
C'est la fameuse taille en Guyot double : le pied de vigne est structuré avec deux bras portant chacun un long bois, une « aste », dont on détermine la longueur et le nombre de bourgeons — de deux à quatre, le plus souvent trois — en fonction de la vigueur du pied. Au printemps, ces bourgeons se développeront en rameaux qui porteront les raisins.
« Chaque plan de vigne a un mètre carré pour s'exprimer »
Sabrina Pernet — Directrice technique, Château Palmer
La nature, évidemment, joue des tours. Car pour chaque bourgeon coupé, une plaie de taille. Et derrière chaque plaie, un peu de bois mort. Avec la taille médocaine, on crée des plaies en haut et en bas de chaque rameau. Du bois mort empiète alors de tous côté sur les trajets de sève, qui deviennent tortueux. Autant de portes d'entrées pour l’esca, un très vieux champignon de la vigne — les Romains l'avaient déjà repéré — que l'on combattait avec de l'arsenite de soude, interdite depuis 2001. L'esca entre par la plaie, s'installe dans le bois mort et le décompose en amadou. En trop grande quantité, il attaque le bois vivant, et fait dépérir la souche : l'esca apoplectique fait mourir le pied en quelques semaines, la forme lente peut prendre plusieurs années.
Pas d'autre solution, alors, que d'arracher le pied. Mais à Château Palmer, on ne s'est pas résolu à cette fatalité : « Les champignons sont là pour réorganiser ce qui est en voie de dépérissement, explique Sabrina Pernet. Si l'esca se développe dans un pied de vigne, c'est qu'il manque d'énergie vitale, qu'il est porteur de trop de tissus morts, et que la nature est en train de faire son travail de réorganisation. Donc, il faut tailler différemment. Et on s'est orienté vers une taille de type Poussard, du nom du viticulteur qui a inventé cette taille respectueuse des courants de sève. » Le principe ? Conserver comme aste le premier sarment orienté vers le bas pour ne faire de plaies de taille que sur le dessus du bras. Obtenir ainsi un trajet de sève direct et toujours dans le dessous du bras.
« On s'est orienté vers une taille de type poussard, respectueuse des courants de sève. »
Sabrina Pernet — Directrice Technique, Château Palmer
La taille Poussard a-t-elle réduit les problèmes d'esca ? Malgré une franche diminution ces dernières années, la prudence reste de mise car la fréquence du champignon varie beaucoup selon la météorologie. Beaucoup pensent également que les pratiques très respectueuses des sols mises en place en parallèle, ne sont pas pour rien dans ces bons résultats. Avec des sols vivants, la plante n'a pas de carences, elle trouve les minéraux dont elle a besoin et a une sève qui circule bien.
Les recherches en matière de taille portent enfin sur les cycles lunaires, que connaissaient bien les anciens : que se passe-t-il lorsqu'on taille en lune montante ou descendante, et lorsque la lune est à son apogée ou, au contraire, à son périgée, au plus près de la Terre ?
Palmer a mené il y a quelques années une expérimentation sur quatre parcelles : « C'est assez net pour le périgée où l'on constate davantage de rendement et une maturité moins complète, reprend Sabrina. Et pour l'apogée, où l'on a, à l'inverse, moins de rendement mais davantage de composés phénoliques. » On pourra donc imaginer que sur une parcelle de vieille vigne un peu faible, on taille en périgée pour donner à cette vigne un coup de fouet. Ou que sur une autre récemment plantée, et au sol trop vigoureux, on taille au contraire en apogée : « Comme l'apogée et le périgée ne se produisent qu'une fois par mois, on réserve ces journées pour des parcelles à problème. »
Reste l'instant idéal de la taille… En biodynamie, on considère que c’est après le solstice d'hiver, car auparavant, la terre est dans une phase de minéralisation, de concentration, et la vigne encore dans une mise en réserve. « Rien ne vaut la taille de mars », dit aussi un dicton, car c'est le mois de l'année où la vigne commence à pleurer : « Quand on coupe un rameau, de l'eau coule, et donc rien ne peut entrer par cette plaie. Mais il faut avoir terminé avant la fin mars, car si l'on taille alors que les bourgeons commencent à s'ouvrir, cela fatigue énormément le pied. En effet, il sort ses premières feuilles avec ses réserves, sans que la photosynthèse ne le nourrisse. Ces feuilles prennent le relai pour alimenter le pied par la photosynthèse. Un système d'auto-production d'énergie et de sucre se met en route, qu'il n'est pas question d'interrompre. »
Hésiter un court moment sur un vieux pied biscornu, trouver la solution pour le faire repartir, tout faire pour qu'il revive, lui inventer un nouveau bras, ou simplement le raccourcir, se réjouir en tout cas que ce ne soit jamais la même histoire.