Banyuls-sur-Mer, à l'extrême sud du golfe du Lion, entre mer et montagne, tout près de la frontière espagnole. Les marins grecs de Corinthe y ont planté les premières vignes au VIIIe siècle avant notre ère. C'est là qu'a grandi Olivier Campadieu, maître de chai à Château Palmer depuis 2009.
« À Banyuls, il y avait beaucoup de doubles activités, les gens étaient le plus souvent vignerons et pêcheurs. »
Olivier Campadieur — Maître de Chai, Château Palmer
Dans le salon de la maison familiale, un rideau cachait une mystérieuse porte en bois. Quand il entendait des bruits derrière cette porte, Olivier, tout petit enfant, s'éloignait, effrayé. « Dès que j'ai compris ce qui se passait de l'autre côté, tout a changé », se souvient Olivier. Il découvre une grande pièce obscure accueillant quatre cuves de béton, deux aériennes et deux souterraines, et de vieux pressoirs verticaux en bois. Ici arrive en septembre le raisin, grenache et carignan, des quatre parcelles familiales — pas même un hectare — éparpillées dans le bourg. L'enfant aime les odeurs du chai, sa fraîcheur, et le travail en famille.
Chez les Campadieu, tout le monde est dans le vin, de père en fils. Pas vigneron, œnologue. Le grand-père est directeur technique du Cellier des Templiers, groupement interproducteurs du cru Banyuls, qui regroupe Banyuls, Collioure, Port-Vendres, et Cerbère. Salarié de la coopérative, il fait aussi son propre vin. « À Banyuls, il y avait beaucoup de doubles activités, les gens étaient le plus souvent vignerons et pêcheurs. » Le jeune garçon apprécie particulièrement le temps des vendanges. Son plaisir est d'être debout sur la plateforme de la vieille camionnette où l'on entasse le raisin jusqu'à la maison, la Méditerranée pour ligne d’horizon.
À ceux qui lui demandent en quoi consiste le métier de maître de chai, Olivier répond simplement, de son savoureux accent rocailleux des piémonts pyrénéens : « Donne-moi une grappe de raisin, deux ans après je te donne une bouteille de vin. »
Facile à dire...
« Donne-moi une grappe de raisin, deux ans après je te donne une bouteille de vin. »
Olivier Campadieu — Maître de Chai, Château Palmer
L’élaboration du vin commence dès la réception des vendanges. Les cagettes remplies de grappes arrivent à l'orée du chai. Au raisin de chaque parcelle est attribuée une cuve. Lorsque la fermentation alcoolique est terminée, le vin est mis en barrique, toujours parcelle par parcelle. Commence la fermentation malolactique, qui dure de deux jours à un mois. Viennent ensuite les assemblages : « Chaque jour, tous ces jus, qui représentent des parcelles, sont goûtés pour définir le nouveau Palmer, et le nouvel Alter Ego. » Un gros noyau de parcelles, autour du château, donne Palmer. Deux autres blocs font de l’Alter Ego. Les choses se compliquent ensuite puisqu’une troisième partie du vignoble, 30% de sa surface environ, peut entrer dans l’élaboration de l’un ou l’autre des deux vins en fonction des caractéristiques du millésime. À Château Palmer, la dégustation est donc un instant décisif, sans cesse répété : « On fait trois lots, les cuves Palmer, les cuves Alter Ego, et les “indécis”. On assemble à l’éprouvette le lot Palmer et on teste chacun des autres lots, pour voir si ça apporte, ou si ça dilue… »
Auparavant, dès la fermentation alcoolique, chacune des quarante cuves a été dégustée quotidiennement, non pour savoir si le jus est bon ou pas, mais pour répondre à ces questions : Les tanins extraits sont-ils souples, durs, âpres ? Peut-on encore extraire, c'est-à-dire remonter le moût dans la cuve, ou pas ? « Remonter donne la couleur, les tanins, la structure, précise Olivier. En 2015, grand millésime, on a dû pour certaines cuves ralentir ou arrêter l’extraction assez tôt. En 2016, on a remonté jusqu’à la fin de la fermentation, parce que le jus était toujours souple, sans dureté. Toutes les années sont différentes. »
Une fois en barrique, le vin est à nouveau goûté, mais pas quotidiennement. Le marc resté dans la cuve est pressé, il donnera le vin de presse, ajouté selon un certain pourcentage au moment des assemblages. Commence l’élevage en barrique : vingt à vingt-deux mois pendant lesquels il faut surveiller le vin, le rendre limpide, en séparant le vin clair de ses lies par un transfert tous les trois mois d'une barrique à l'autre. Par ce transfert se fait une oxygénation naturelle. Ensuite intervient le collage, ajout de blancs d’œuf frais qui permet d’agglomérer et de faire tomber les particules les plus fines, puis le retour final en cuve pour l’assemblage…
À chaque étape de la complexe élaboration d'un vin se pose la question du soufre. Quand Olivier Campadieu arrive à Château Palmer, les essais de viticulture bio sont déjà entamés. Trois ans plus tard, commence le travail sur la réduction du soufre : « C'était le grand pas à franchir. On ne peut pas se passer du soufre, qui est un antioxydant et un antiseptique, mais mieux vaut ne pas en mettre inutilement. » Après quelques essais, toute la récolte 2014 est vinifiée sans soufre lors de la mise en cuve : « Depuis cette date, le premier soufre que rencontre le vin, ce n’est qu’après la fermentation malolactique. Ensuite, tant durant l’élevage qu'au moment de l'assemblage, on essaie d’en mettre le moins possible. »
« Le premier soufre que rencontre le vin, ce n’est qu’après la fermentation malolactique. »
Olivier Campadieur — Maître de Chai, Château Palmer
Pour le visiteur béotien qui pénètre dans la splendide cathédrale de bois hébergeant de gigantesques cuves métalliques, ou plus encore dans la salle où reposent un millier de barriques de chêne, un véritable océan de tonneaux sagement alignés, tout ne semble qu'ordre indifférencié. Erreur, évidemment : « Au départ, chaque cuve correspond à une parcelle. S'il n’y a pas de marquage sur les cuves, c’est que nous avons un logiciel de traçabilité. Le responsable de la réception vendange veille à ce que le raisin de chaque parcelle soit dirigé vers la bonne cuve et inscrit toutes les données de la production sur ses carnets. Moi, je fais le marquage informatique de toutes nos futures interventions sur chacune des cuves. »
Le marquage manuel, à la craie, survient au moment de la mise en barrique. L'océan des fûts tous identiques cache en fait une succession de vagues : la parcelle 3 par exemple, qui a fait sa fermentation alcoolique dans la cuve 1, occupe un lot de barriques bien précis. Sur la première et la dernière barriques de ce lot, deux flèches en sens inverse indiquent que le lot est compris dans cet espace. Sur la face de chacune des barriques, une croix, tracée à la craie, délimite quatre cases : en haut à gauche, l'initiale de l'opération, E pour entonnage, S pour soutirage, S/C pour soutirage-collage, LC pour levée de colle. À droite, le jour de l'opération. En dessous, de gauche à droite, le mois et l’année. Sur l'autre côté de la barrique sont inscrits le nom du vin et le numéro de la cuve dont il provient. Ces inscriptions à la craie, faites par la personne chargée de l’opération, sont cruciales, pour qu'Olivier, au moment de l'assemblage, puisse transférer les bonnes barriques dans la bonne cuve. Ainsi, ce jeu d'écriture traditionnel, ésotérique pour le profane, perdure dans un univers technologique de plus en plus sophistiqué : « Cette fameuse croix avec les quatre cases, je l’ai toujours connue, et je ne vois pas pourquoi cette pratique éprouvée changerait. »
On laisse Olivier au milieu de sa forêt de fûts — et désormais de foudres de trente hectolitres qui viennent patiner le vin dans sa deuxième année d’élevage — avec le sentiment que le chai restera toujours le lieu d’une magie. Et que l’enfant du XXIe siècle qui pénétrerait dans cette cathédrale par effraction verrait dans ces petites croix tracées sur les barriques un mystère aussi indéchiffrable que le fameux rideau qui barrait à Banyuls l’orée du chai des Campadieu...