Le château déroule l’histoire de Palmer comme le saphir décode la musique dans le sillon d’un vinyle. C’est une enceinte qui donne de l’ampleur aux airs et aux époques se succédant sur une mélodie qui demeure, singulière, entêtante.
Château Palmer nous apparaît d’abord depuis le ciel. Ses quatre tours coniques surgissent ainsi au détour des virages de la fameuse D2, à la lisière de la commune de Margaux. Il faut atteindre les grilles du domaine pour que se déploie la totalité du spectacle : un corps de logis à deux étages, d’imposants murs en pierre de taille percés de volets « outre-bleu », un toit en pavillon coiffé d’ardoise, hérissé de flèches polygonales. Une distinction à la fois Renaissance et classique, que magnifie une subtile torsion baroque.
L’édifice doit son élégance à Charles Burguet, formé à l’École des Beaux-Arts de Paris et architecte de la ville de Bordeaux pendant trente ans. En 1854, Burguet, qui a achevé la construction du château Pichon-Longueville, à Pauillac, accepte la commande des frères Pereire : bâtir une merveille néo-classique à l’épicentre des vignes de Palmer. Un palais gréco-romain déguisé en château médiéval, avec fronton triangulaire, baies en arc plein cintre, portes encadrées d’ornements en forme d’œufs et de flèches. Au linteau des deux fenêtres d’angle, des médaillons décorés de branches de vignes et de grappes de raisins portent encore, enlacées, les initiales des propriétaires de l’époque, Émile et Isaac Pereire, banquiers, grands amateurs de vin, créateurs de la ligne ferroviaire Bordeaux-Bayonne ou de la station balnéaire d’Arcachon.
De près comme de loin, le château impressionne, solide écrin de pierre blonde éclos en 1856, dans le sillage du célèbre classement des vins de Bordeaux demandé par Napoléon III. À la fin du XIXe siècle, Alfred Danflou, qui signa la première monographie des grands crus bordelais, comparait l’édifice « à une villa des environs du lac de Côme ». Aujourd’hui, l’écrivain Paul-Henry Bizon (Olympia, Gallimard) évoque plutôt « les quintas fabuleuses de la ville portugaise de Sintra qu’adorait Lord Byron, une référence qui ne doit rien au hasard et souligne l’origine lusitanienne des frères Pereire autant que la personnalité cosmopolite du domaine ».
« Ses élégantes tourelles et sa façade si coquette et si gracieuse, qui le fait ressembler aux villas des environs du lac de Côme. »
Alfred Danflou — Photographe
La propriété offre par sa seule présence un tour d’Europe et une toile de projection sans limite pour les artistes. Ses murs s’ourlent de magie à la nuit tombée, quand les motifs baroques font rayonner depuis les tourelles leur palette de clairs-obscurs. Le vignoble se repose et « Brigadoon » s’éveille.
À Palmer, le château se porte tel un talisman. Sa place sur l’étiquette n’est pas que symbolique. Elle se concrétise au quotidien, structurant l’organisation du village et donnant tout son sens au paysage comestible ; sa signification autant que sa direction.
L’inspiration néo-classique s’exprime davantage à l’intérieur du château, avec son vestibule carrelé, son marbre jaune qui s’amuse, selon la lumière du jour, à imiter la couleur de la pierre du Médoc, du pollen ou d’un soleil zénithal. Burguet a suivi les préceptes d’harmonie de son professeur Hippolyte Lebas, ancien pensionnaire de la Villa Médicis à Rome. Inspiré par les découvertes de Pompéi et d’Herculanum, il dresse dès l’entrée deux colonnes de marbre gris, comme si nous franchissions les portes d’un mythe remontant à l’Antiquité, avant d’ouvrir la perspective de plusieurs grands salons enchâssés. L’ameublement d’origine a été vendu en 1938 mais le geste architectural perdure sous les tapisseries fleuries, les touches de velours vert, rouge ou ocre qui composent un charmant bouquet d’intérieur et restituent l’esprit Napoléon III.
Aujourd’hui, la cage d’escalier expose les portraits des propriétaires, descendants des familles Mälher-Besse et Sichel. La salle à manger est ornée d’un plafond à caissons dont les médaillons représentent des scènes des Fables de la Fontaine (Le Loup et l’agneau, Le Corbeau et le renard…). La cheminée du salon principal est surmontée d’une fenêtre en guise de trumeau d’où l’on peut contempler les marronniers, les vieilles vignes du Plateau et la « Rivière » au loin. Le visiteur peut se réfugier dans le boudoir circulaire jadis réservé aux repas confidentiels, longer la salle du conseil d’administration sise sous l’escalier ou rallier la cuisine fraîchement rénovée pour répondre aux ambitions nourricières du domaine.
Mais l’histoire du domaine se niche aussi dans un couloir en pierre reliant le château à l’entrée du « village » : c’est le caveau, semblable à une crypte ou un vestige romain sauvé de la foudre ou des eaux. Une ouverture en œil-de-bœuf permet de surprendre dans leur repos une impressionnante collection de millésimes (la plus ancienne bouteille date de 1875). Ce silencieux corridor débouche sur un hameau de maisons vigneronnes aux volets vert olive, où se croisent chaque jour les hommes et les femmes de Château Palmer, bercés par le parfum du romarin et le chant des oies.
Après avoir achevé son joyau de Cantenac, Charles Burguet s’est lancé dans le chantier du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, dont certains détails (frontons, fenêtres à meneaux) portent encore le souvenir de Palmer. Il s’est ensuite attaqué au métal pour édifier les serres du Jardin public ou la grande Halle des Chartrons, pendant que le château persévérait dans sa majesté tranquille et son faste Second Empire, prêt à braver les siècles — apparition céleste qui convoque le meilleur de l’Antiquité romaine tout en célébrant son immuable ancrage dans le Médoc.
Photographie par Olivier Metzger