NOUS UTILISONS DES COOKIES POUR AMÉLIORER VOTRE EXPÉRIENCE

La saga des frères Pereire

Hors-champ

La saga des frères Pereire

Hors-champ

La saga des frères Pereire

Château Palmer avait un nom, il aura dorénavant son château.

La saga des frères Pereire

Parce qu'il lui a laissé son nom, Charles Palmer apparaît souvent comme le père fondateur du domaine. Pourtant, ce sont sans doute les frères Pereire qui ont le plus contribué à faire de Château Palmer le grand cru qu’il est aujourd'hui. En concentrant le vignoble, en acquérant des parcelles clés, ils ont eu un rôle comparable à celui des moines bénédictins en Bourgogne : celui de révélateur du terroir.

Émile et Isaac Pereire sont à l'origine d'une dynastie. Leur nom a rejoint le Panthéon du capitalisme français et figure en bonne place dans la liste des self made men qui ont construit un empire. L'Empire justement, le second. C'est grâce à sa politique libérale que les deux frères vont faire fortune. Le contexte économique est propice: n'est-on pas en plein dans l'âge d'or marqué par le traité de libre-échange avec l'Angleterre en 1860 et par le règne du saint-simonisme ?

Les frères Pereire sont célèbres pour leurs réalisations en matière de chemin de fer et d'immobilier. Ces juifs d'origine portugaise, nés à Bordeaux respectivement en 1800 et en 1806, ont connu toutes les étapes de la construction rapide d'une fortune. Leur vie est une saga, faite de hauts et de bas, de rebondissements et de mystères. lIs s'illustrent d'abord dans les métiers financiers. Jeunes gens, Émile et Isaac vont tenter leur chance dans la capitale. Ils démarrent au bas de l'échelle dans la banque du baron James de Rothschild, puis connaissent une fulgurante ascension dans des activités variées : journalisme économique, bourse, etc. Un parallèle entre ces deux familles vient aussitôt à l'esprit. Les Rothschild disposent déjà d'une considérable fortune, doublée d'un pouvoir d'influence important, tandis que les Pereire sont des nouveaux venus. Il est probable qu'Émile et Isaac aient été fascinés par la réussite spectaculaire des Rothschild.

Des activités boursières, les Pereire vont glisser vers les affaires. Ils se montrent visionnaires en investissant dans la construction de certaines des premières lignes de chemin de fer françaises : Paris-Saint-Germain-en-Laye en 1837 et Bordeaux-Bayonne quelques années plus tard. À Paris, ils prennent activement part à la révolution haussmannienne et sont à l'origine de la métamorphose et de l'essor d'Arcachon en ville d'agrément balnéaire. Des places, des boulevards et des villas portent encore leur nom. Ce qui se sait moins, c'est le rôle décisif qu'ils ont joué pour la qualité, la renommée, le prestige de Château Palmer. Qui aurait pu tout aussi bien s'appeler Pereire…

En 1853, Emile et Isaac, dans la force de l'âge, semblent au sommet de leur réussite. Ils rachètent alors le domaine et son vignoble de 83 hectares à la Caisse hypothécaire. Pourquoi cette acquisition ? Comment expliquer leur intérêt pour un investissement dans la viticulture ? Rivalité avec les Rothschild, besoin d'un outil de prestige social propre à matérialiser leur ascension sociale, attachement pour la région bordelaise ou investissement purement spéculatif ? Sans doute un assemblage de toutes ces raisons sans qu'aucune l'emporte vraiment. Toujours est-il que les perspectives de rentabilité paraissent bonnes. Mais c'est sans compter sur les fléaux naturels de la seconde moitié du siècle.

L'hypothèse du prestige social dans l'acquisition d'un domaine viticole par les Pereire est on ne peut plus pertinente. Posséder un château dans le Médoc est, déjà à l’époque, un signe de fortune, de pouvoir, de distinction. Simple coïncidence ? Le baron Nathaniel de Rothschild acquiert quelques jours avant les Pereire le domaine de Brane-Mouton à Pauillac. En 1868, James de Rothschild jette son dévolu sur Lafite. Devenus propriétaires, les Pereire confient à un nouveau régisseur l'administration de la propriété, M. Lefort, que les courtiers considèrent comme l'un des meilleurs techniciens de son époque. Ils se consacrent quant à eux à une ambitieuse politique d'expansion et de réorganisation du vignoble.

Bâtisseurs, les Pereire le deviennent au sens propre en commandant en 1853 à l'architecte Charles Burguet l'érection d'une demeure à la mesure de leur réussite. Burguet est connu à Bordeaux pour sa contribution au musée des Beaux-Arts, pour une nouvelle aile de la Bourse et pour le marché des Chartrons. Dans le Médoc, Burguet s'était rendu célèbre quelques années plus tôt par une autre œuvre architecturale de poids : le Château Pichon-Longueville, dit Baron. D'ailleurs, il suffit d'admirer les deux demeures pour que les ressemblances deviennent évidentes : mêmes tourelles coniques, mêmes toits d'ardoises, même légèreté dans la symétrie. Château Palmer avait son nom, il aura dorénavant son château.

Son architecture est une métaphore du vin : intemporelle et pourtant inattendue. Le classicisme élégant de la façade est pimenté d'une touche baroque. En ce milieu de XIXe siècle, le château de Palmer vient compléter le tableau d'un Médoc peuplé de demeures de prestige qui sont comme autant de témoignages gravés dans la pierre de la noblesse des terroirs.

Dans les années 1850, le vignoble de Palmer, a l'instar de tout le Médoc, est atteint par une maladie cryptogamique, l'oïdium. Alors que les viticulteurs se désolent pour leurs récoltes et cherchent une parade contre le champignon, courtiers et négociants constatent l'envol des cours des grands crus dû à la raréfaction des vins. Pour les Pereire, si la baisse des rendements est regrettable, la hausse des prix est une bonne affaire.

C'est alors que le rang de troisième cru, attribué depuis longtemps à Palmer par les négociants et les grands prescripteurs, est consacré par le Classement impérial. Après la négligence de la Caisse hypothécaire dans la gestion du domaine, les efforts fournis par les nouveaux propriétaires pour agrandir le vignoble et améliorer la qualité du vin n'ont pas eu le temps de porter leurs fruits pour mériter un autre classement. Troisième officiel, second officieux, premier en puissance ? Le classement est alors le moindre des soucis des deux frères.

CLAUDE DEBUSSY

À partir de 1861, les Pereire profitent pleinement de près de deux décennies de prospérité retrouvée en Médoc avant que de nouveaux fléaux n'atteignent le vignoble : le phylloxéra et le mildiou. Au tournant du siècle la success story est remise en question. Les affaires tournent mal et la guerre se profile. Cependant, Château Palmer, aux mains d'un régisseur de confiance, Louis Mellet, continue de produire de beaux vins et de faire le bonheur de clients fameux. On a par exemple la trace d'une commande de deux caisses du millésime 1909 par Claude Debussy en 1917.

Mais les difficultés s’accumulent : d'abord la crise économique des années 1930, puis la Seconde Guerre mondiale. Pour y faire face, les propriétaires ont été contraints de vendre les parcelles de vignes les moins intéressantes. En dépit des aléas de la fortune, les Pereire puis leurs descendants ont gardé et choyé leur propriété de Château Palmer pendant plus de quatre-vingts ans, ce qui témoigne de leur attachement profond pour le cru. Ce n'est qu'en juin 1937 que la décision est prise de s'en séparer.

L’année suivante, au cœur de la Grande Dépression, quatre familles de négociants bordelais décident de s’unir pour reprendre la propriété : les familles Ginestet, Miailhe, Mähler-Besse et Sichel. Les descendants de ces deux dernières sont toujours, à l’heure actuelle, propriétaires de Château Palmer.