Un océan de chlorophylle. Une myriade de belles grappes charnues, d’un noir bleuté et velouté. Voilà ce qui saute d’emblée aux yeux, lorsqu’on embrasse du regard le vignoble de Palmer vers la fin de l’été. Mais que se passe-t-il sous la surface, au cœur de ce sol constellé de graves ? À quoi ressemble l’autre face du vignoble, cet univers souterrain aussi invisible et mystérieux que vital ?
« Nous forçons ses racines à plonger en profondeur en plantant densément les pieds, à un mètre sur un mètre de distance, soit 10 000 pieds par hectare. »
Sabrina Pernet — Directrice technique, château Palmer
On dit souvent que le système racinaire d’un arbre est le reflet de son feuillage, comme si la surface du sol était un miroir. Est-ce vrai pour la vigne, qui est une liane ? « Pas forcément, car nous limitons son développement aérien en la taillant comme un bonsaï, tandis que nous forçons ses racines à plonger en profondeur en plantant densément les pieds, à un mètre sur un mètre de distance, soit 10 000 pieds par hectare », répond Sabrina Pernet, directrice technique. Mais l’image du miroir lui paraît bonne au sens fonctionnel du terme : la générosité d’une grappe de merlot, de cabernet sauvignon ou de petit verdot doit autant aux feuilles qu’aux racines. D’un côté, grâce à la photosynthèse, le feuillage permet à la vigne de produire les sucres, accumulés en partie dans les grains. De l’autre, les racines lui servent à puiser l’eau et les nutriments dont elle a besoin, l’azote, le phosphore, la potasse, et tous les oligo-éléments comme le manganèse ou le bore. Celles-ci ancrent aussi le pied dans le sol, l’aidant à résister aux intempéries. Et font office de réserve de sève et de sucres, énergie indispensable au réveil printanier de la vigne.
Sur une parcelle de quatre-vingts ans, récemment arrachée, repose un pied majestueux, aux racines impressionnantes. Son âge aura permis au système racinaire d’être bien établi, plongeant, robuste, résistant à la sécheresse. De quoi, aussi, permettre de produire des vins emplis de complexité, exprimant à merveille l’âme de leur terroir. L’écorce du pied tire sur le rouge grenat. Ses racines, sinueuses, vont jusqu’à tirebouchonner. Elles sont américaines : depuis la crise du phylloxera, au XIXe siècle, les cépages locaux sont greffés sur des porte-greffe américains, seuls capables de résister à ce puceron ravageur. L’imagination s’emballe devant cet entrelacs racinaire. Petites routes de montagnes à lacets, labyrinthe psychédélique, réseau intelligent ? Les appareils racinaires des plantes « se déploient sans cesse à l’aide d’innombrables centres de commandement, dont l’ensemble les guide à la manière d’une sorte de cerveau collectif, ou plutôt d’intelligence distribuée, qui, en augmentant et en se développant, assimile des informations capitales pour leur nutrition et leur survie », écrit Stefano Mancuso, biologiste italien fondateur de la neurobiologie végétale, dans son ouvrage L’Intelligence des plantes (Albin Michel, 2018). Tout végétal possède des dizaines de millions d’apex racinaires, qui forment un organe sensoriel élaboré, fonctionnent en réseau et sont capables d’explorer le terrain où elles poussent, d’y chercher de l’eau, de la nourriture et de s’en approcher, de s’éloigner d’éventuelles substances toxiques et de contourner des obstacles.
À Palmer, ces têtes chercheuses doivent se frayer un chemin entre les graves, d’où l’aspect tortueux des racines et radicelles. Elles plongent plus ou moins profondément en s’adaptant à la nature du sol de chaque parcelle : pour trouver ce dont la vigne a besoin, elles doivent parfois aller jusqu’à 5 ou 6 mètres, mais peuvent se contenter dans les plus grands terroirs du domaine de ne descendre que d’un mètre ou deux pour s’installer dans la grave argileuse, sorte d’éponge qui fournit l’eau au goutte à goutte, l’excès étant idéalement drainé par la grave sableuse se situant au-dessous. « Les racines de la vigne sont particulièrement douées pour rechercher les ressources présentes dans le sol, explique Stefano Mancuso. Nous savons beaucoup de choses sur elles, car c’est l’une des plantes les plus anciennement domestiquées par l’homme. Mais nous ignorons encore tout de la façon dont elles communiquent et échangent avec les autres plantes et les organismes de la rhizosphère. »
« Comment la vigne, à travers son système racinaire et toute la vie qui grouille autour, réussit-elle à s’imprégner du sol, à exprimer ce sol ? Cette question nous passionne, confie Thomas Duroux, directeur de Château Palmer. Car elle est fondamentale : on peut avoir le plus grand terroir du monde en théorie, mais s’il n’y a pas de connexion entre la vigne et son terroir à travers un système racinaire vivant et efficace, il ne se passe rien. »
« S’il n’y a pas de connexion entre la vigne et son terroir à travers un système racinaire vivant et efficace, il ne se passe rien… »
Thomas Duroux — Directeur, Château Palmer
Tenter de répondre à cette énigme racinaire doit permettre, in fine, de conduire le vin de Palmer vers toujours plus de profondeur, d’élégance et de complexité. D’où l’idée de co-financer la thèse d’une doctorante de l’université de Rennes, Marine Biget, pour lever un coin du voile sur le « terroir microbiologique » de la vigne et comprendre pourquoi certaines parcelles d’un même domaine donnent de grands vins et d’autres non. Les chercheurs de Rennes ont émis l’hypothèse – qui semble se confirmer – selon laquelle il y a des différences dans la composition du microbiote de la vigne, c’est-à-dire dans l’assemblage de ces communautés de micro-organismes (bactéries, champignons, virus, etc.) qui existent chez tous les êtres vivants. De la même façon que nous, humains, hébergeons entre autres le désormais célèbre microbiote intestinal, les tissus des plantes abritent un microbiote.
« Nous nous sommes concentrés sur l’intérieur des racines, car c’est là que les relations sont les plus intimes entre le microbiote et la vigne », explique Marine Biget. Les racines du vignoble de Château Palmer contiennent pas moins de 500 espèces de champignons – dont les mycorhizes – et plus de 1200 espèces de bactéries. Ils permettent à la vigne de se nourrir, de « boire » et de résister aux stress environnementaux et aux pathogènes. Or, les plantes constituent leur microbiote racinaire « principalement en recrutant des micro-organismes du sol. Donc ce qui est contenu dans les racines est un peu un miroir de ce qui est contenu dans le sol, en moins complexe », poursuit la chercheuse dont le travail, très novateur, se base sur des techniques de génomique environnementale.
Considérer le sol comme un substrat inerte, arrosé d’herbicides et de pesticides dont la fonction est d’occire tout ce qui ne serait pas « utile » , et nourrir la plante au moyen d’engrais chimiques, c’est le propre de l’agriculture dite « conventionnelle ». « Quand je suis arrivée à Palmer, qui était encore en conventionnel, j’ai été frappée par les carences en manganèse sur certaines parcelles, se souvient Sabrina Pernet. Depuis que le château est passé en bio et biodynamie, en 2014, on n’en voit plus. Peut-être que si on bichonne le sol avec notre propre compost, si on favorise un environnement propice à leur épanouissement, les racines savent très bien se débrouiller toutes seules. »
Toutes les pratiques de Palmer sont désormais orientées vers un seul but : respecter l’équilibre de la nature, la vitalité des sols. Place à la préparation d’un compost « maison » fait avec les sarments du cru, les rafles des vendanges, le fumier des vaches du domaine et les déchets d’entretien du parc ou des vendanges. Et à des pulvérisations de solutions à base de bouse de vache, d’ortie ou de calendula. Place, aussi, entre les rangées de vignes, aux végétaux de couverture, herbes sauvages et aux arbres fruitiers. L’hiver, des brebis broutent l’enherbement naturel et le transforment en azote qui reste sur place. Résultats ? La vie microbienne, la matière organique et l’oxygénation du sol sont renforcés, ce qui nourrit la plante et stimule ses propres défenses.
Reste à prouver scientifiquement ces bienfaits, au-delà du constat empirique. C’est aussi l’objet de la thèse de Marine Biget, qui a déjà établi « que dans un sol nu, il y a moins de diversité de micro-organismes « recrutables » par la vigne pour résister à certains stress que dans un sol enherbé ». Deuxième piste de recherche : les traitements appliqués en biodynamie apportent-ils des micro-organismes additionnels pour aider la vigne à stimuler ses défenses, au lieu de combattre les maladies a posteriori ? Là encore, la chercheuse s’est rendue compte que « le cortège microbien dans ces solutions biodynamiques est fortement enrichi en bactéries capables de produire des antibiotiques. On peut supposer que ces organismes aident la vigne à faire face à des attaques. » Le champ d’investigation est encore vaste, le système racinaire est loin d’avoir livré tous ses secrets, il reste mille et un points d’interrogation.
« Avoir des sols vivants favorise, chez la vigne, une forme de résilience face au changement climatique. »
Thomas Duroux — Directeur, Château Palmer
En attendant, Thomas Duroux en est convaincu : « Avoir des sols vivants, donc un système racinaire sain et efficace, favorise, chez la vigne, une forme de résilience face au changement climatique. » Faire confiance à la nature, la respecter, y compris dans ses formes les plus minuscules, souterraines, invisibles…