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Le calme au Château

Entretien par Erwan Desplanques. Photographie par Julien Mignot

Arts

Le calme au Château

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Le calme au Château

Un trio jazz inédit capté entre vignes et salons feutrés.

Le calme au Château

D’un côté, des retrouvailles. De l’autre, un acte de naissance. Le contrebassiste suédois Lars Danielsson et le guitariste britannique John Parricelli s’apprécient de longue date, signant depuis 2009 cinq disques ensemble sur le label ACT, dont les remarquables Tarantella ou Liberetto. Le trompettiste finlandais Verneri Pohjola, lui, fait presque figure de nouveau venu — John et lui se sont rencontrés la veille des sessions, dans le wagon-bar du train pour Bordeaux — mais complète à merveille le tandem par son énergie feutrée, son velours sonore qui ne détonne pas avec le salon pourpre du château Palmer où leur premier disque commun est en train de s’écrire.

La contrebasse de Lars trône au milieu de la pièce, cernée de micros et de pédaliers, avec en arrière-plan, les vieilles vignes du Plateau des Brauzes, celles qui fécondent les vins les plus fins. À côté, John accorde sa guitare acoustique dessinée par le luthier Manuel Bellido : « Un rêve, cette guitare, si je devais n’en garder qu’une, ce serait celle-ci ! » À l’autre extrémité du salon, Verneri expérimente avec audace à la trompette, fait chuchoter le cuivre qui, soudain, crisse ou feule dans un savant mélange de rigueur et de lâcher-prise — à l’image du disque qu’ils parviennent à créer en quatre jours d’alchimie tranquille au bord de l’estuaire.

CHÂTEAU PALMER : Comment est né l’assemblage, comme on le dit dans le vin, ou plutôt la vertueuse combinaison de vos trois talents ?

LARS DANIELSSON : C’était une idée d’Andreas Brandis, directeur du label ACT. Il souhaitait nous réunir, créer ce trio pour l’occasion. John et moi, bien-sûr, nous connaissons très bien : nous avons réalisé cinq albums ensemble. J’ai désormais le même sentiment avec Verneri. Je n’avais joué qu’une ou deux fois à ses côtés mais j’ai tout de suite senti qu’on partageait une connexion très forte. Avec lui, je n’ai pas besoin d’expliquer ce que je veux, il comprend tout d’instinct.

VERNERI POHJOLA : Quand on m’a proposé ce trio, j’ai sauté sur l’occasion. Ce dispositif resserré offre beaucoup plus d’espace, beaucoup plus de liberté qu’un quartet ou un quintet. Mais également plus de responsabilités. La musique de Lars est délicate, fragile, très proche de la musique de chambre. La couleur des instruments est essentielle, il faut rester concentré, à l’écoute des autres, sentir à quel moment improviser, s’autoriser à investir l’espace. C’est un art subtil.

LARS DANIELSSON : Normalement, mes compositions sont écrites pour le piano. Pour ce disque, j’ai souhaité prendre une autre direction. J’ai préféré me passer de clavier et de batterie, dégager de l’espace pour d’autres textures sonores, viser un résultat plus acoustique, plus épuré. J’ai choisi des morceaux qui laissent le plus de liberté possible.
Nous venons d’enregistrer une version jazzy de « La Chanson d’Hélène », morceau de Philippe Sarde qu’on entend dans le film Les Choses de la vie, de Claude Sautet. Nous nous sommes aussi amusés à reprendre le standard de Gershwin, « Summertime » — avec un groove singulier, proche de « l’ostinato » que j’avais déjà expérimenté il y a quelques années — ou « Mood indigo », le titre de Duke Ellington, là encore avec un arrangement personnel. Et puis, des inédits comme « Le Calme au château », titre inspiré par la sérénité de ce lieu magnifique dans lequel nous avons enregistré.

« La musique de Lars est délicate, fragile, très proche de la musique de chambre »
Verneri Pohjola

CHÂTEAU PALMER : Les salons Second Empire doivent vous changer des studios habituels…

LARS DANIELSSON : Ce qui est spécial ici, c’est que nous jouons dans la même pièce. Normalement, je n’aime pas entendre mon son de contrebasse amplifié. Mais dans le château, ça fonctionne bien ; il y a une belle réverbération naturelle, feutrée par les rideaux, les tapis…

JOHN PARRICELLI : En studio, d’ordinaire, on enregistre chacun dans des espaces séparés, un casque sur les oreilles. Au fond de nous, on sait que si on rate une note, on peut facilement la réenregistrer plus tard. Alors qu’ici, nous enregistrons « live », ensemble dans la même pièce. L’exercice tient davantage de la performance et déploie une énergie plus marquée. Nous sommes plus concentrés, plus investis. Généralement, nous enregistrons les morceaux en une seule prise.

VERNERI POHJOLA : Andreas m’a demandé d'apporter un bugle, instrument que je n’avais pas touché depuis quatre ans. J’appréhendais un peu. Finalement, j’ai été heureux d’en jouer sur l’un des morceaux. Je constate que ma palette technique s’est étoffée. Je me sens de plus en plus en confiance. Avec ce trio, le tempo s’impose vite.

CHÂTEAU PALMER : Comment parvenez-vous à trouver le juste équilibre entre vous ? Joachim Kühn et Michael Wollny, qui ont inauguré en 2023 la collection de vinyles ACT x Palmer, parlent de l’art de l’improvisation comme d’une « conversation préparée ». Que vous inspire cette définition ?

JOHN PARRICELLI : Selon moi, il faut écouter le son attentivement et chercher la meilleure position pour que l’ensemble soit harmonieux. À chacun de choisir le meilleur espace, ni trop en retrait ni trop en avant. On compose un morceau comme une image, une photographie : il faut trouver sa place dans le cadre. Construire un cadre commun, équilibré.

VERNERI POHJOLA : L’improvisation va au-delà du dialogue ou de la conversation, ça doit traverser votre corps, partir de lui, être chargé d’une électricité viscérale, irréfléchie. Il faut éviter de trop penser, sinon la magie s’échappe. La musique doit vous transpercer, vous envahir, vous emmener au-delà de vous-même.

« On compose un morceau comme une photographie : il faut trouver sa place dans le cadre »
John Parricelli

CHÂTEAU PALMER : Lars et John, avec les années et la complicité grandissante, votre approche du jeu a-t-elle évolué ?

LARS DANIELSSON : Nous avons tellement joué ensemble que les liens, c’est certain, sont devenus plus étroits. Le résultat, c’est que nous pouvons prendre plus de risques, nous autoriser à jouer des titres très rythmés, parfois proches du free jazz, pousser le décalage des notes — ce qu’on appelle entre nous jouer « rubato » — offrant un champ d’improvisation plus ouvert.
Avoir John à mes côtés est fantastique. Il ne réfléchit pas juste à la manière dont il doit jouer sa partition mais pense à la totalité du morceau, à rehausser la composition. Il a ce don pour dénicher le petit détail caché qui va transfigurer une matière sonore. Il ne m’accompagne pas : il co-invente.

JOHN PARRICELLI : La première fois que nous avons joué ensemble, c’était en duo pour un fantastique compositeur polonais, Zbigniew Preisner, qui travaillait sur la bande-originale des films de Kieslowski. Depuis, nous avons régulièrement partagé l’affiche, joué avec Tigran Hamasyan ou Magnus Öström. Souvent, pendant les balances, nous prenions plaisir à improviser tous les deux. Lars est tout simplement un maître de la composition. C’est un contrebassiste unique, virtuose de la mélodie, excellent soliste, et il possède en même temps un sens incroyable du tempo, du groove, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Souvent le contrebassiste a une qualité qui prédomine, la rythmique ou le solo, mais Lars, non : chez lui, les deux sont réunies.

CHÂTEAU PALMER : On parle souvent du « son nordique », qui souffle le chaud et le froid, se distingue par son épure mélodique, son élégance tamisée, s’autorise parfois des pointes de lyrisme…

LARS DANIELSSON : C’est difficile pour moi de définir l’essence de la musique scandinave. Je pense que la musique nordique offre une forme de pureté, une atmosphère particulière, souvent plus mélancolique que le jazz américain. Nous avons tous écouté des musiciens comme Jan Garbarek ou Jon Christensen, du folk suédois… Et ces références ont certainement infusé en nous.

VERNERI POHJOLA : Plus jeune, j’ai songé à abandonner mes études de musique. Mais un soir j’ai entendu en concert le trompettiste norvégien Per Jørgensen. Je me suis précipité pour acheter son album le lendemain chez mon disquaire. Et mon existence a changé : c’est grâce à cet album que j’ai appris à improviser, à composer. Et le plus important : à inventer une dramaturgie. Je dois donc ma carrière à la musique nordique !

LARS DANIELSSON : Vous savez, quand j’étais adolescent, j’écoutais plutôt Jimi Hendrix que de la musique suédoise. L’inspiration me vient davantage de la musique classique, des morceaux pop ou folk que du jazz à proprement parler. Mon professeur de musique était organiste, jouait Bach tout le temps, des hymnes religieux. Cet attachement à la musique classique et à la musique de chambre, c’est sans doute cela qui teinte et distingue le jazz européen…

JOHN PARRICELLI : Hier soir, pendant le dîner, Siggi [Loch, fondateur du label ACT] nous a demandé quels étaient nos trois disques de jazz préférés. Dans notre liste, nous avions tous les trois un album de l’Américain Keith Jarrett. Ce géant du son a souvent assuré la liaison entre musique américaine et continent européen. Pas étonnant qu’il nous fédère.

« Cet attachement au classique, c’est ce qui teinte et distingue le jazz européen »
Lars Danielsson

CHÂTEAU PALMER : Vous enregistrez avec une vue imprenable sur les vignes. Pensez-vous qu’il y ait un parallèle à établir entre la fabrication d’un disque et la maturation d’un vin ?

LARS DANIELSSON : Je ne connais pas très bien les subtilités de l’art du vin mais je sais reconnaître un esthète. Il se trouve que nous avons été invités à dîner chez Thomas Duroux, le directeur de Château Palmer. Et j’ai été très impressionné par sa collection de disques de jazz. Dès que nous parlions d’un titre, il montait sur une échelle, nous le sortait. Il nous a fait écouter une version de « Sentimental Mood » interprétée par Coltrane et Ellington dans des conditions acoustiques vraiment exceptionnelles : nous avions l’impression que Coltrane jouait dans la pièce. Il faut être sacrément passionné pour se forger cette culture et être à ce point attentif au moindre détail. S’il fabrique le vin de la même façon, ce doit être quelque chose !

VERNERI POHJOLA : Avant d’improviser, il faut rassembler nos esprits, semer sans cesse de nouvelles idées. Mais vient un moment où il faut à l’inverse oublier, balancer les brouillons. Et se jeter à l’eau, comme si c’était parfaitement naturel, comme si la musique coulait de source. Surtout éviter l’imitation, l’excès de références. Il faut laisser le subconscient agir et maturer. Alors oui, à ce moment-là, c’est magique : la récolte arrive !

Photographie par Julien Mignot

TRIO a été enregistré par Lars Danielsson, John Parricelli et Verneri Pohjola à Château Palmer au printemps 2024. L’album est sorti le 15 novembre 2024 chez ACT Music aux formats CD, vinyle et digital. Une édition spéciale limitée « Edition II » pressée sur vinyle audiophile 180 grammes a été tirée à 500 exemplaires. TRIO marque la seconde collaboration entre Château Palmer et le mythique label allemand ACT.