Au détour du bois, une apparition. Vaches, brebis, vigne, prairie et potager unis dans leur tranquille symbiose, comme sur une arche préservée des fracas du monde. Boston porte on ne peut mieux son surnom d’îlot : voilà bien un espace à part, mais loin d’être annexe, un territoire aussi sauvage qu’attirant, aussi excentré du château qu’épicentral dans l’ambition holistique de Palmer, dont il pourrait figurer un parfait concentré.


Tout y semble à sa place, en harmonie. Boston est comme une île dans la presqu’île du Médoc. Une vingtaine de parcelles cernées par les pins, les chênes, des haies sèches. Deux croupes de graves patiemment foulées par le bétail. Un écosystème en soi, longtemps réputé indomptable, qui charrie aujourd’hui tous les oxymores possibles : éden indocile, farouche mais luxuriant, épuisant mais délicieux. « Un terroir ingrat qui a un potentiel illimité », résume Sabrina Pernet, directrice technique de Château Palmer. Tous en parlent comme d’un adolescent aussi doué qu’ingérable — auquel on finit par donner sa chance.

Ce n’est pas la première fois : à l’origine, ces jolies parcelles si complexes à cultiver, situées à cinq kilomètres de l’estuaire, avaient été acquises par le major général Palmer. Elles ont ensuite été vendues en 1938 par les héritiers des frères Pereire à un consortium de négociants bordelais puis à un maquignon qui a arraché les vignes pour y faire pâturer ses vaches. Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, Boston — qui doit son nom à un minuscule ruisseau sinuant au nord du site — ne fut donc qu’une vaste étendue d’herbe. Une terre en jachère, achetée en 1993 par Vincent et Natacha Ginestet qui, dix ans plus tard, y plantaient de nouveau du cabernet sauvignon, restituant ces treize hectares à leur vocation originelle. Ainsi naquit Château Boston, aventure viticole qui dura une décennie.

« Un terroir ingrat avec un potentiel illimité »
Sabrina Pernet — directrice technique de Château Palmer

La vigneronne Fany Nunes a découvert le travail de la vigne à ce moment-là, alors qu’elle se sentait aussi frondeuse que ces jeunes ceps indociles, plantés à dix mille pieds par hectare. Boston fut pour elle une terre d’accueil et un défi personnel. « Si je n’avais pas débuté sur ces parcelles, je n’aurais jamais développé une telle passion », estime la vigneronne, aujourd’hui cheffe d’équipe. Elle a éprouvé comme peu d’autres l’ambivalence de ce terroir. Côté pile, le paradis : « Pour moi, c’est une forêt enchantée. Le matin, quand on arrive dans le brouillard, il y a quelque chose de mystique, on entend les oiseaux, les vaches, on aperçoit des biches au loin ». Côté face, la vigne tumultueuse, le sol caillouteux, le gel qui menace, les récoltes en dents de scie…

« Ici, le comportement de la vigne fluctue beaucoup, explique David Pernet, ingénieur agronome, qui a été consultant pour Château Boston puis Château Palmer. D’une année sur l’autre, elle peut être exubérante ou insuffisante. C’est un îlot difficile à maîtriser. Le terroir est plus exposé au froid que la moyenne de l’appellation, plus sensible aux contraintes climatiques, au mildiou. Le sol, extrêmement graveleux, contient très peu d’argile et libère beaucoup d’azote. C’est donc au viticulteur de gérer les changements de température, de faire tampon à la place du sol, par ses gestes, sa réactivité. »
« Pour moi, c’est une forêt enchantée »
Fany Nunes — vigneronne et cheffe d’équipe


Les jeunes ceps se fraient une place parmi une épaisse couche de galets — du quartz provenant des Pyrénées, du silex arraché au Massif central — sur une sous-couche sableuse. « L’hiver, les vignes ont les pieds dans l’eau. L’été, elles ont soif », explique Sabrina Pernet. En 2015, Château Palmer s’est porté acquéreur des parcelles avec la conviction qu’en affinant le savoir-faire viticole, l’équipe pourrait bientôt stabiliser la matière organique et obtenir un raisin digne d’intégrer les assemblages de ses vins. Car, rançon du labeur, le stress hydrique produit ici des tanins particulièrement élégants, délicats. « Les pH sont très bas, l’acidité se maintient, apporte une touche soyeuse qui se marie parfaitement avec les vins de Palmer », constate David Pernet. Mais pour y parvenir, il faut mettre les bouchées doubles, étoffer les équipes pour la taille, l’épamprage, le tressage. Épuiser les sécateurs. Disposer sur le sol des couverts végétaux à base d’orge ou de céréales pour fixer l’azote au printemps. Et ces astucieuses précautions n’empêchent pas les déconvenues.




En mai 2017, un épisode de gel tardif a condamné la totalité de la récolte. Douche froide. « On ne l’a pas vu venir », se souvient Sabrina Pernet. Depuis, à partir d’avril, l’équipe se tient prête, sur le pied de guerre, avec six éoliennes et un stock de bougies qu’il faut parfois allumer au milieu de la nuit dans ce Boston renommé « cercle polaire » par l’escouade de vignerons reconvertis en aventuriers-secouristes. « La première fois, on s’est fait cuire une grillade au barbecue à trois heures du matin avant d’éteindre les bougies, une fois la récolte sauvée », raconte Fany. Dans l’abri qui leur tient lieu de réfectoire, on peut lire sur une affiche : « Merci les Bostoniens ! ». Car l’épreuve cimente aussi les énergies et il n’est pas rare de voir les vignerons de l’îlot partager une partie de pétanque le vendredi après-midi, pour souffler après les heures de travail.


Plusieurs bâtiments coiffent les parcelles. Le foin et les bougies sont stockés dans l’ancien cuvier. L’écurie édifiée par les Ginestet, amateurs de chasse à courre, s’est métamorphosée en bergerie pour accueillir veaux, vaches, cochons… Toute une partie de Boston est restée à l’état de prairie, qui profite à l’activité d’élevage prise en charge par Émilie Husson et Teddy Natal. Dans leur cheptel, une quinzaine de chèvres, une trentaine de vaches, une cinquantaine de brebis, le bœuf Narcisse, les chiens Uguette et Momo… Et « quelques agneaux qu’on a nourris au lait nous-mêmes », raconte Teddy, qui savoure ici l’osmose entre l’animal et le végétal. Depuis 2024, l’ex-vigneron expérimente la traction animale avec Junon, jument comtoise de caractère, tout en surveillant d’un œil les agnelages et vêlages qui rythment la vie de la ferme. « Tout cela dessine un paysage harmonieux, vivant. »


« Tout cela dessine un paysage harmonieux, vivant »
Teddy Natal — éleveur et ancien vigneron

Pendant ce temps-là, Viviane Vincent-Tejero, maraîchère de Château Palmer, cultive le potager qui jouxte la maison principale. Légumes et plantes comestibles parachèvent le paysage nourricier, où le chef cuisinier n’hésite pas à venir cueillir certains ingrédients du jour. « Ce lieu est vraiment devenu notre laboratoire. L’endroit idéal pour expérimenter », glisse Sabrina Pernet. On y prépare le compost, les tisanes. On y teste le semis au drone, la traction à cheval, le paillage… Tout est utile à tout. L’air circule. La matière, les idées. L’éden hostile de Boston serait en passe de devenir un modèle réduit de permaculture. « C’est un berceau, un vivier », s’enthousiasme Sabrina. Les jeunes vignes autrefois fragiles non seulement résistent, mais semblent désormais porter les fruits de l’investissement collectif.




La réputation de Boston a puissamment évolué avec le temps, à l’image des grands millésimes. Quand on lui a demandé de rallier l’îlot il y a quelques années, Jean-Charles Dumont a d’abord été réticent. Trop isolé. Trop atypique. Puis, en moins de quinze jours, le vigneron a commencé à apprivoiser les lieux, à goûter le charme du cadre, l’absence de voitures, de klaxons, de voies ferrées. « Il y a dix ans, personne ne souhaitait y aller », se souvient-il. C’était la pampa, la relégation, le froid qui vous cueille au petit matin. Puis le vent a tourné. « Aujourd’hui, tous les vignerons rêvent de venir travailler à Boston… »
Photographie par Anne-Claire Héraud, Sarah Arnould, Henrike Stahl & Nathalie Mohadjer