Dans la cuisine du château, il flotte ce jour-là une ambiance légère et joyeuse. De retour d’une escapade agronomique chez des consœurs et confrères siciliens, Thomas Duroux et Sabrina Pernet, directeur général et directrice technique de Château Palmer, esquissent les grandes lignes du projet nourricier de la propriété. Depuis les prémices de son virage biodynamique, celle-ci n’a eu de cesse de se transformer par étapes pour se réinventer en ferme holistique, à visée autonome et circulaire, tournant le dos à la monoculture pour renouer avec une tradition de polyculture-élevage.
Premiers jalons du paysage alimentaire, les principes de l’agriculture biodynamique s’invitent en 2009 avec un premier essai sur une parcelle témoin d’un hectare, porté sur deux hectares l’année suivante. Et ainsi de suite. Dès lors, les équipes adoptent une vision globale et long terme. La communauté se met à réfléchir en termes de biodiversité et de synergies vertueuses entre l’animal, le végétal, l’humain. A l’échelle de la propriété, tout désormais sera pensé sur plusieurs plans : philosophique, technique, esthétique et nourricier. « Tout doit être réfléchi, traduire un sens profond et porter l’envie de changement », revendique Sabrina Pernet. Le domaine sera intégralement converti à la biodynamie à partir du millésime 2014.
« Tout doit être réfléchi et porter l’envie de changement »
Sabrina Pernet — directrice technique de Château Palmer
A cette conversion progressive à la biodynamie s’ajoutent un chapelet d’initiatives durables. Fin 2014, les premières vaches rejoignent les brebis landaises pour fournir la propriété en compost. Les équipes, avec l’aide du Conservatoire des Races d’Aquitaine, choisissent une race du cru. L’élue ? La Bordelaise, reine rustique à la robe noire et blanche originaire des riches prairies alluviales et des zones sablonneuses de Gironde. Race la plus répandue en local jusqu’à la fin du 19e siècle, elle déclinera au profit de nouvelles races industrielles plus productives et non endémiques. Ayant débuté avec trois têtes de bétail, le troupeau de Château Palmer en compte désormais une trentaine, cohabitant paisiblement avec les chèvres, les brebis, les porcs gascons et diverses volailles.
Aujourd’hui, c’est Emilie Husson, petite-fille de bouchers bordelais, énergique et pleine d’une douce tempérance, qui est chargée de veiller sur ce cheptel aux côtés de Teddy, ex-vigneron et néo-fermier. Les vaches de Palmer produisent un précieux fumier qui, mélangé à des sarments de vignes broyés et à des rafles de vendanges, produit un fertilisant unique. Mais ce bétail a également vocation alimentaire : à la Table du château comme à la cantine du Village. « Nous nourrissons les bœufs pendant cinq à six ans – contre quatre en moyenne dans les élevages conventionnels –, ce qui leur permet de produire un gras de qualité et d’obtenir un goût incomparable. Ils sont ensuite abattus avant d'être mangés ici-même. Il n’y a pas manière plus sensée de pratiquer l’élevage. »
« Il n’y a pas manière plus sensée de pratiquer l’élevage »
Emilie Husson — bergère de Château Palmer
A l’élevage s’ajoute, fin 2016, un projet d’agroforesterie initié avec la plantation de plus d’un kilomètre de haies mais aussi, le repiquage des cent premiers fruitiers au milieu des vignes. En moins de trois ans, ce sont plus d’un millier d’arbres qui auront été plantés au milieu des parcelles, à raison d’une quinzaine de plants par hectare. Là encore prime une vision holistique. « Ces arbres cumulent qualités ornementales, vertus thérapeutiques pour la vigne et sont aussi d’utilité alimentaire », explique Sabrina Pernet. Cerisiers Napoléon, poiriers Williams, abricotiers Bergeron, autant d’espèces qui verront au fil des années leur production gonfler et pourront éventuellement servir à la confection de desserts, eaux-de-vie de fruits et entremets.
En 2020, Palmer accueille sa maraîchère, Viviane Vincent-Tejero. Cette chargée de laboratoire, spécialisée en écologie terrestre aux Etats-Unis et convertie au maraîchage à son retour en France, a carte blanche pour transformer l’ancien espacé dédié aux cultures ouvrières en un potager nourricier. « En rentrant en France, je voulais faire quelque chose de concret : produire et nourrir. Le vin, c’est poétique, c’est magnifique mais ça n’a pas d’impact direct sur l’alimentation. Le ventre vide, la poésie est illusoire. » Qu’à cela ne tienne, les premiers légumes sortent de terre en juillet 2020, quelques mois seulement après l’arrivée de cette femme pétulante. « J’ai voulu travailler avec le Conservatoire du Goût de Floirac, fondé en 2017 par Rachel Lagière et Christophe Collini. L’association œuvre à la préservation de semences paysannes qui présentent les meilleures qualités gustatives et nutritives. Notre priorité n’est pas au rendement mais au goût. »
« Notre priorité n’est pas au rendement mais au goût »
Viviane Vincent-Tejero — maraîchère de Château Palmer
Chemin faisant, c’est presque naturellement que s’esquissent les projets de la cantine vigneronne et de la Table de Palmer. Cette dernière, jusqu’alors réservée aux partenaires de la propriété, s’apprête à accueillir quotidiennement une poignée de grands amateurs, dans un cadre historique et intimiste, pour goûter au talent hors-norme du chef Jean-Denis Le Bras et de son équipe de feu.
« Nous nous projetons dans la continuité de ce que nous avons fait jusqu’ici : être à la fois des agriculteurs et des transformateurs de produits agricoles. Outre les raisins qui deviennent du vin, nous souhaitons que les produits du maraîchage et de l’élevage nourrissent deux entités : une cantine de village, pour celles et ceux qui font Palmer au quotidien, et une table gastronomique, pensée pour offrir aux grands amateurs une expérience inédite et hors du temps », explique Thomas Duroux.
La genèse de la cantine ? « Tout s’est enchaîné naturellement sans que nous le projetions concrètement. La bascule chez Palmer, c’est quand nous comprenons que la biodynamie repose sur une vision holistique, inclusive et complète. Quand on cultive de beaux légumes, que l’on élève de beaux animaux, on se questionne forcément sur la finalité de tout cela. » Avant de poursuivre, « inaugurer une table nourrie par nos produits, c’est renouer avec le bon sens et en finir avec une certaine schizophrénie. » Quant à Sabrina Pernet, intégrer à cette vision fermière un volet alimentaire était un passage obligé, un retour aux sources et au bon goût de l’enfance pour celle qui a grandi dans le Perche, entourée des fruits et légumes du jardin parental, et pour qui il est impensable de cultiver une alimentation hors-sol. « Nous ne maîtrisons le goût et la qualité des produits qu’en les produisant en pleine terre et dans un sol vivant. C’est la qualité des rencontres humaines qui rend également le champ des possibles concret. »
« Inaugurer une table nourrie par nos produits, c’est renouer avec le bon sens »
Thomas Duroux — directeur de Château Palmer
Quid du projet ? Proposer chaque jour de la semaine, aux salariés de la propriété comme aux personnes extérieures, un menu sain et équilibré. Renouer en somme avec une alimentation ancrée et qui fait sens. « Nous proposerons une formule entrée, plat et dessert. Nous visons une cuisine généreuse car elle s’adresse à des gens qui travaillent, mais également une cuisine de partage. Les plats seront posés sur la table et chacun pourra se servir la quantité désirée. Je veux que les gens renouent avec le plaisir du fait maison et du plaisir de faire », esquisse Jean-Denis Le Bras. Le tout en proposant une gastronomie populaire et accessible : un véritable restaurant ouvrier au cœur du Village Palmer, dans toute sa beauté et sa noblesse. « Le plus gros challenge sera ensuite de s’adresser aux gens du territoire, d’inscrire dans les consciences que la cantine Palmer est un lieu fédérateur et nourricier », défend Thomas Duroux. « On fait aussi cela pour renforcer les liens internes à la propriété et recréer du lien avec la ville de Margaux. »
« Je veux que les gens renouent avec le plaisir du fait maison »
Jean-Denis Le Bras — chef exécutif de Château Palmer
Ce midi-là, Jean-Denis Le Bras, armoire bretonne passée par les cuisines des plus grands chefs de sa génération, nous met en appétit par de précieux radis révélant un goût de roquette sauvage et cueillis le matin-même dans le potager du château. Avant une épaule d’agneau – issu de l’élevage propre du domaine – marinée dans un yaourt de brebis au piment béarnais, braisée et accompagnée de blettes et de navets finement croquants.
« Toute la production ne viendra pas du domaine. Nous ne pourrons pas revendiquer une totale autonomie, mais je tiens à ce que nous restions au maximum en local », soutient le chef. En arrivant dans les cuisines de Château Palmer, Jean-Denis le Bras est allé à la rencontre des acteurs du paysage local afin de découvrir les différentes productions. « Plutôt que de proposer du riz, j’aime autant cuisiner des lentilles ou de l’épeautre, qui viennent d’un producteur installé non loin. Ces contraintes sont également une manière de challenger ma cuisine et de m’inciter à aller plus loin encore dans la création. ». S'approvisionner en produits locaux, c’est aussi soutenir l’installation de nouveaux paysans et leur assurer un revenu.
De la fourche à la fourchette, c’est ainsi un paysage alimentaire durable et sensé qui est en passe d’être complété par ces deux ambitieux projets nourriciers, de quoi donner envie – dans les mois à venir et pour l’avenir – de boire et manger Palmer !
Photographie par Anne-Claire Héraud